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Opération « Petite Princesse »
Une nouvelle de Christophe Gresland
Cécile, 42 ans, comptable à Saint-Germain-en-Laye
Tout a commencé cet après-midi de fin novembre, il y près de deux mois. C’était un dimanche et j’étais dans ma cuisine, en train de préparer le diner pour ma petite famille quand mes deux filles sont arrivées en trottinant, toutes excitées. Mélanie, la petite, était suivie comme son ombre par Lydia, sa sœur ainée, respectivement 5 et 8 ans au compteur.
– Maman ! Maman ! Regarde ce qu’on a trouvé ! (a crié Mélanie, de sa petite voix aussi aigüe que le pépiement d’un oisillon)
J’ai laissé tomber l’épluchage de mes légumes pour me tourner vers la petite. Elle brandissait dans sa main droite un personnage, vous savez, une de ces figurines qu’on trouve dans les boîtes de jeux pour les petits. Genre Duplo.
– Très joli, ma chérie. Très, très joli ! (me suis-je exclamé avec un enthousiasme forcé) C’était dans la boîte qu’on t’a offerte tout à l’heure pour ton anniversaire ?
– Vi, dans la boîte ! (a répondu Mélanie)
– Oui, dans la boîte ! (a répété Lydia, les yeux écarquillés) On était en train de tout sortir, les maisons, les animaux, et puis les petits bonhommes, et puis… ça !
Elle s’est emparée de la figurine que tenait sa petite sœur et me l’a collée littéralement sous le nez.
– Tu vois ? Tu vois la princesse ?
Je ne voyais rien car je louchais sur le bout de plastique avec lequel elle avait failli m’éborgner.
– Attendez, du calme (ai-je dis en fronçant les sourcils avant de m’emparer de la figurine) Oui, je vois la princesse, et alors, qu’est-ce qu’elle a, cette princesse ?
– Elle a… qu’elle est en or ! (a hurlé Lydia, les yeux plein d’étoiles, tandis que Mélanie hochait frénétiquement la tête pour appuyer l’affirmation de sa grande sœur)
J’ai pris le temps d’éloigner le personnage de mes yeux pour mieux l’examiner. Il s’agissait d’une de ces figurines qui peuplent les boîtes de Duplo, cette marque que Lego a créé pour décliner son offre auprès des petits. Une princesse grande comme mon petit doigt, avec des cheveux de princesse, un diadème de princesse et une robe de princesse d’où dépassait une paire de jambes articulée à la taille. Mais contrairement aux figurines Duplo traditionnelles, celle-ci n’était pas constitué de plastique de couleurs vives. Elle était jaune, uniformément jaune. Sa couleur et son poids, anormalement élevé, donnait effectivement l’impression qu’elle était en or. Une princesse en or. J’ai tourné le personnage dans tous les sens et je l’ai examinée sous toutes les coutures, comme si je cherchais où était le truc. Mais il n’y avait pas de truc.
– Alors, maman, tu vois, c’est de l’oooor ! (a chuchoté Mélanie en reprenant la princesse pour retourner dans sa chambre).
Pendant quelques instants, j’ai cru que ma petite fille s’était transformée en Gollum. Mon trésoooor !
Paul Valenci, 62 ans, numismate à Saint-Germain-en-Laye
Des choses bizarres, dans mon métier, je peux vous garantir que j’en ai vu défiler ! Je tiens cette boutique près de la place du marché, à Saint-Germain-en-Laye, depuis maintenant plus de 35 ans. Comme mon métier consiste à acheter et vendre tout ce qui est en argent et surtout en or pur, j’ai l’œil, et le bon, mais je tombe plus souvent sur des fêlés du ciboulot que les autres commerçants, si vous voyez ce que je veux dire. Quand vous êtes poissonnier, peu de chance de tomber sur un type qui veut vous vendre un filet de sirène, alors que quand votre truc, c’est l’or… Tenez, pas plus tard que l’année dernière, j’ai un type qui avait l’air pourtant très sérieux, qui a essayé de me refiler le Graal. Oui, le Graal, le Saint Graal ! Lorsqu’il a sorti cet énorme calice doré de son sac à dos, j’ai cru halluciner, pour un peu il m’aurait invité à m’asseoir avec les chevaliers de la table ronde. Bref, il m’a fallu trois minutes pour lui expliquer que son ciboire était en étain doré sans doute fabriqué par un faussaire roumain, et trois autres pour lui faire remballer…
Bref. D’habitude, mon ordinaire, c’est l’achat et la vente de lingots et de pièces. Des louis d’or, des Napoléon, des souverains. Mais ce jour-là de novembre, lorsque j’ai vu entrer cette petite dame avec ses deux petites filles toutes mignonnes, je ne savais pas que j’allais avoir une sacré surprise.
D’habitude, les gens qui débarquent chez moi pour vendre des pièces de monnaie anciennes ou un lingot d’or sont un peu gênés aux entournures. Pas bien fiers, quoi, parce que la raison principale qui pousse quelqu’un à se séparer de ce type de valeurs, c’est avant tout la dèche ; la misère ; le besoin de fric urgent. Quand on sort les Napoléon que la grand-mère vous avait laissé dans son coffre à la banque, c’est qu’on a plus une thune. L’or, c’est le dernier bien dont on se sépare, en cas de coup dur. Pourquoi ? Cherchez pas, c’est purement psychologique ! L’or, c’est lourd, c’est inaltérable, ça brille : c’est rassurant ; c’est pour cela qu’on appelle ça une valeur refuge !
Mais ce jour-là, la petite dame toute mignonne qui poussait devant elle ses deux loupiotes aussi blondinettes que leur maman n’avait pas l’air gênée. Au contraire : elle semblait de très bonne humeur. Après s’être approchée du comptoir et m’avoir saluée, elle a annoncé d’une petite vois amusée :
– Voilà Monsieur, je viens vous demander conseil. Mes filles ont trouvé dans la boite de jouet que je venais de leur offrir un drôle d’objet, et je voudrais savoir si… (tout en parlant, elle a ouvert son sac et en a tiré une petite bourse en tissu fermée par un cordon en satin, qu’elle a dénoué pour en extraire un petit personnage. Elle l’a posé sur le comptoir en glace ), si… c’est bien de l’or…
Je me suis penché avec curiosité sur ce petit personnage, avant de le prendre entre les mains. C’était assez étonnant, on aurait dit… vous savez, ces petites figurines qu’on trouve dans les boîtes de Lego ? Peut-être quatre ou cinq centimètres de haut. Elle représentait, sans le moindre doute, une princesse dans toute sa splendeur, avec robe, chapeau et tout le tralala, un personnage moulé grossièrement, comme souvent avec ces petits jeux pour gamin. Sauf que la princesse n’était pas en plastique, mais en métal doré. Son poids était sans rapport avec ses petites dimensions.
J’ai soupesé l’objet, je l’ai doucement heurté avec un petit marteau d’orfèvre, avant de le regarder sous toutes les coutures avec mes lunettes grossissantes. Doux au toucher, une belle couleur jaune d’or, aucune trace de poinçon. Ces trois éléments me laissaient à penser qu’il s’agissait bien d’une pièce en alliage destinée à la bijouterie, composée d’or pur au moins aux trois quarts, le reste étant de l’argent et du cuivre à part égale ; quant à l’absence de poinçon – légalement obligatoire pour tout objet manufacturé en or – il pouvait être la conséquence de l’usure du temps – peu probable en l’espèce, la pièce avait l’air très récente – ou signifier tout simplement que le fabricant n’avait pas respecté la législation.
– C’est de l’or, dis Monsieur, c’est de l’or ?!! (m’a demandé la plus jeune des petites filles, aussi excitée qu’une puce)
– Laisse le monsieur travailler, Mélanie ! (a grondé gentiment la maman tout en leur faisant de gros yeux qui n’avaient pas l’air bien méchants. Elle m’a regardé en souriant) Il faut les excuser, elles ont l’impression d’avoir découvert un trésor…
– Pas de problème, Madame, j’ai l’habitude (ai-je répliqué avec bonhommie. Quand on achète et on vend de l’or, on se doit d’être aussi calme et bonhomme que possible)
Une fois ces constatations effectuées, j’ai déposé la princesse dorée sur mon instrument de travail préférée : ma balance de pesée ultra précise. Réflexe professionnel, dès que je l’avais prise en main, j’avais automatiquement évalué son poids. Entre 50 et 60 grammes. Ce que me confirma la balance : 54.63 grammes. Je suis une vraie balance vivante…
Il ne me restait plus qu’à placer la minuscule figurine dans un récipient en fer et à verser dessus une petite goutte d’acide nitrique. Aucune réaction chimique n’est survenue or, si une réaction de couleur blanche ou verte s’était faite, cela aurait signifié que c’était du plaqué. Pour terminer, j’ai mis en contact la demoiselle dorée avec un appareil électronique permettant de faire circuler un courant électrique. L’appareil afficha instantanément le résultat, mesuré en carats. Il ne me restait plus, ensuite, qu’à reprendre la figurine pour la remettre en place, debout sur le comptoir, devant la cliente.
– Je vous confirme, Madame, Mesdemoiselles, que cette petite princesse est bien en or.
Avant que j’ai eu le temps de poursuivre mon analyse, les deux petites péronnelles blondes se sont mises à sauter sur place, les bras en l’air, les nattes battant la mesure, tout en hurlant d’une vois perçante :
– Ouaaaaiiiih ! C’est de l’ooooor ! On est riiiiiiche !
J’ai laissé passer l’orage en affichant devant la maman un sourire indulgent. J’avoue que la scène était plutôt charmante et que j’étais presque ému par leur réaction, quand on fait mon métier, ce n’est pas tous les jours l’extase… Lorsque le niveau des hurlements a commencé à baisser, j’ai poursuivi mon petit discours :
– Cette princesse est donc en or. Un or presque pur : 22 carats, ce qui est un titrage vraiment peu courant. La pièce pèse 54.63 grammes. Compte tenu de sa taille et de son poids, elle est donc creuse, il s’agit d’un moulage. Et, pour répondre à la question que vous n’allez pas manquer de me poser, je peux vous proposer de vous l’acheter au prix du poids de l’or de ce jour soit (j’ai montré du doigt les diodes qui affichaient derrière moi le prix marché selon les différents titrages) 56 € du gramme, déduction faite de la taxe légale sur la revente de l’or – 11.5 % -, soit un total net arrondi de (j’ai pianoté le calcul sur ma calculette) 2 700 €.
Là, pour le coup, je leur ai coupé le sifflet, aux mouflettes et leur mère a hoché la tête pour accepter ma proposition avant de leur dire avec un grand sourire :
– Eh bien, les filles, je crois que cette année, nous allons enfin pouvoir partir aux sports d’hiver, comme papa et moi voulions pouvoir le faire depuis longtemps déjà…
A ce moment-là, j’ai dû me boucher les oreilles. C’est dingue le nombre de décibels que peuvent émettre ces petites demoiselles !
Martin Valière, 28 ans, journaliste vivant à Montesson
Je travaille au Courrier des Yvelines depuis quatre ans déjà. J’ai été recruté comme stagiaire pendant que j’effectuais la deuxième année de mon école de journalisme et je suis désormais en charge des actualités locales pour l’agglomération de Saint-Germain-en-Laye. Je sais, rien de glorieux, mais il faut bien commencer quelque part, n’est-ce pas ? Et puis Saintger, comme l’appellent les jeunes habitants, c’est tout de même une commune de 40 000 habitants, la deuxième agglomération du département derrière Versailles et Sartrouville !
Ma mission quotidienne ? Aller sur le terrain, être à l’écoute de mon réseau, couvrir les évènements plus ou moins importants. Certains articles peuvent faire jusqu’à une demi-page, d’autres couvrent juste une colonne. Et, au milieu de tout ça, je glisse toujours quelques brèves pour boucher les trous de la maquette. En général, je cherche des petites infos drôles ou rafraichissantes.
Comment je les trouve ? Pas compliqué : je me balade dans la ville. Je sillonne les rues, en long, en large, en travers. Je prends quelques cafés, j’écoute les commerçants, je questionne les habitués des potins. Tout le monde me connait par cœur – « Tiens, voilà le Martin pêcheur ! » comme dit Antonio, le crémier – et comme je suis plutôt jeune, mignon et sympa (et surtout très modeste !), les vendeuses et les contractuelles hésitent pas à me glisser des news, même si la plupart d’entre elles n’ont pas vocation à figurer dans le journal.
Mon spot de pêche aux infos, c’est la place du marché. La grand place de la ville, où tout le monde passe et repasse. C’est là où tout ce dit, tout ce sait !
C’est là, fin novembre, que mon ami Paulo, le vieux gérant sympa de la boutique d’achat et de vente de métaux précieux qui se trouve juste sur la place – dès que le soleil brille, le type passe une partie de la journée sur le pas de sa porte en bronzant tout en attendant le chaland – , m’a raconté cette drôle de petite histoire de princesse en or. Exactement ce que je cherche pour une brève de quinze lignes pour ma page : la maman, les deux petites filles si mignonnes, et puis la figurine. Coup de bol : Paulo venait juste de l’acheter, j’ai donc pu prendre une belle photo de sa gold lady.
Ils ont adoré au journal, surtout avec la photo. J’ai intitulé l’entrefilet « Un anniversaire en or ». A partir de là, c’est juste parti en vrille. Incroyable !
Stefan Abatic, 40 ans, policier municipal à Sartrouville
C’est Phillis qui lit Le courrier des Yvelines, pas moi, j’aurais trop la honte. Je me suis toujours demandé comment une fille aussi intelligente et cultivée pouvait s’intéresser à ces journaux locaux qui devraient tout juste servir à allumer le feu l’hiver. C’est une question qui me vient souvent à l’esprit mais que j’évite de lui poser, car Phillis a un sacré caractère et une droite digne d’un combattant de MMA, c’est la coéquipière la plus costaud du commissariat !
Lorsqu’elle est venue me voir en tenant son journal ouvert en grand, j’ai eu un réflexe de recul : pas envie de connaître les derniers potins du coin ! Mais elle a pris la peine de me servir un grand sourire avant de glisser le journal sur la table devant moi.
– Dis-moi, mon chou, ça te rappelle pas quelque chose, cette photo ? (m’a-t-elle glissé doucement à l’oreille d’une voix câline)
C’est là que j’ai remarqué la photo de la petite princesse Duplo en or avec les quelques lignes de texte qui l’accompagnaient. J’ai écarquillé les yeux :
– C’est pas vrai ?! On dirait la figurine que Lou a trouvé dans sa boite de Duplo, la semaine dernière !
– Exactement ce que je me disais… (Phillis a posé le journal et s’est redressée pour crier en direction de la chambre de notre fille) Lou, ma coquinette ? Tu viens nous apporter ta petite princesse jaune ?
Lou, la prunelle de mes yeux est une rapide ; une fillette de cinq ans, ça court vite sur ses petites jambes et en moins de deux elle était devant la table, brandissant fièrement le petit personnage qui nous avait intrigué, lors du déballage du coffret qu’on lui venait de lui offrir. Sur le moment, ni Phillips ni moi n’avions imaginé une seconde que cette découverte était plus que légèrement bizarre, on s’était dit que la chaine de fabrication de l’usine Duplo avait loupé quelque chose, genre : désolé on a oublié de faire passer la figurine par l’atelier de peinture !
Phillis a regardé le personnage, j’ai regardé le personnage, puis on a étudié la photo, puis on a regardé à nouveau le personnage, avant de retourner au journal… Le joli sourire de Phillis a fini par s’agrandir et elle a murmuré :
– Lou, ma coquinette, tu sais ce que nous allons faire samedi après-midi ? Nous allons faire des courses à Saintger, je crois qu’on va bien s’amuser…
Fleurine Rabat, 35 ans, journaliste à Versailles
35 ans et déjà 15 ans d’expérience : je ne suis pas une petite nouvelle dans le métier, et quand je flaire une bonne info, je peux vous garantir que ça tilte, là-haut, dans ma p’tite tête. Trop jolie pour être compétente, c’est la phrase que j’entends dans mon dos quasiment tous les jours au journal, je vous laisse imaginer ce que je réponds dans ma tête à ces voix sans visage…
Le quotidien national Le Parisien publie chaque jour des éditions régionales avec un cahier central consacré à des informations locales correspondant à la zone de chalandise de parution du journal. Pour la région Île de France, c’est moi la rédactrice en chef des pages consacrées au département des Yvelines. Mmm… rédactrice en chef, c’est peut-être un bien grand mot, mais quoiqu’il en soit, c’est bien moi qui sélectionne les articles à insérer.
Alors, quand je suis tombé sur ce second entrefilet publié dans deux numéros hebdomadaires consécutifs par le Courrier des Yvelines consacré à la « Princesse en or », comme l’avait baptisée le journaliste, je me suis pris un joli coup d’adrénaline : le petit Martin Valière (un charmant petit lot que j’avais déjà repéré dans une réunion professionnelle, l’année dernière) y rapportait la découverte d’une seconde statuette en or dans une boite de jeux Duplo offerte à une petite fille. Comme la fois précédente, les parents s’étaient rendus dans un magasin d’achat/vente de métaux précieux de Saint-Germain-en-Laye où le commerçant avait vérifié la pureté du métal avant d’acheter la figurine.
Des petits jouets en or qui trainaient dans des boîtes de Duplo ! Près de 3 000 € pour une pêche miraculeuse, avec une mise en jeu à 29.99 € – le coût d’une boîte de base, briques et personnages inclus –, cela faisait un rapport de 100 contre 1 : il y avait largement de quoi concurrencer le loto de la semaine et faire rêver mes lecteurs !
Comme j’étais une – bien – meilleure professionnelle que le Martin pêcheur, comme on l’appelait en rigolant dans le milieu journalistique local, j’ai fait un travail de véritable professionnelle. J’ai cherché et trouvé sur internet le numéro de téléphone du propriétaire du magasin d’or, puis je l’ai appelé pour prendre rendez-vous. Une fois sur place, j’ai compris que j’avais de la chance : la loi oblige les acheteurs d’or à noter lors de toute transaction les coordonnées des vendeurs. J’ai quand même dû sortir mon numéro de séduction number one à ce vieux bonhomme sympa mais un peu ralenti du bulbe pour le convaincre de sortir ses fiches, en lui promettant que je ne ferai apparaître aucun nom dans mon article.
Après, il ne me restait plus qu’à appeler les parents des mini propriétaires de princesses. Des parents charmants, je dois dire, qui m’ont reçu gentiment dès lors que je leur ai certifié sur l’honneur qu’aucune publicité ne serait faite sur leur identité. Une fois les deux couples interviewés, j’étais en possession de déclarations qui allaient rendre mon article bien vivant et ancré dans la réalité. Et surtout, surtout, j’avais découvert une information fabuleuse : les deux boîtes de Duplo avaient été achetées dans le même magasin !
Bruno Palesi, 45 ans, directeur de magasin à Sartrouville
Dans la grande distribution, passée la quarantaine, on croit avoir tout vu. Un sacré monde que la grand distrib’ : un métier dur, bouffeur de temps et broyeur de vie personnelle. Passé l’examen de sortie de mon école de commerce, il y a 22 ans, j’ai mis le nez dedans, comme assistant chef de rayon, douze heures de présence par jour dans le magasin sans un remerciement de la direction pour vous encourager. Le nez dedans, la formule n’est pas loin de la vérité : la grand distrib’, c’est comme une drogue : complètement abrutissant et addictif, et presque impossible d’en sortir autrement que les pieds devants ! Moyennant quoi, soyons pas trop ingrat, je dirige désormais la grande surface la plus importante de France, des centaines de collaborateurs et un salaire annuel à six chiffres. La contrepartie ? Pas de vie de famille : ni femme, ni enfant : la dèche !
Comme je le disais plus haut : je croyais avoir presque tout vu… jusqu’à cette matinée où Amir, le chef de rayon jouets est passé en coup de vent dans mon bureau, tout excité :
– Boss ! Faut que vous veniez voir tout de suite !
Instinctivement, j’ai jeté un œil sur la batterie d’écrans qui occupaient tout le mur face à mon bureau et j’ai regardé celui qui affichait en direct ce qui se passait dans le rayon sous la responsabilité d’un de mes meilleurs chefs de rayon. Difficile d’y distinguer quelque chose, si ce n’est une mêlée confuse de clients qui semblaient rejouer la finale de la coupe du monde de rugby.
Sans chercher à comprendre, je suis descendu dans l’arène et, accompagné par Amir qui trottinait à mes côtés tout en me faisant un brief de la situation, j’ai entrepris de traverser le magasin aussi rapidement que possible, mais sans courir pour ne pas attirer l’attention des clients.
– Dès l’ouverture du magasin, j’ai senti qu’il y avait anguille sous roche, boss ! Des dizaines de clients se sont dirigés sans hésitation directement vers mon rayon. Bon, je sais que cela pouvait paraitre normal, vu qu’avec l’approche de Noël on l’a déplacé la semaine dernière, comme d’habitude, juste en face de l’entrée, mais ils étaient nombreux et affichaient un air sacrément décidé. Et là, je les ai vu tous se précipiter au même endroit, direct sur la tête de gondole réserveé aux Lego et Duplo. Le premier qui a atteint le corner a attrapé sans hésiter une boite de Duplo, une deuxième, une troisième.. tandis que la femme qui visiblement l’accompagnait l’a imité ! Une fois les bras chargés, ils ont foncé vers les caisses et je ne les ai pas revus parce que, derrière eux, c’était déjà le bordel – désolé, boss, y a pas d’autres mots !
Le temps qu’Amir, tout essoufflé par l’exercice, termine son exposé, nous sommes arrivés devant le rayon jouet. Là, c’était comme dans mon pire cauchemar, et mon pire cauchemar, c’est l’opération « vente de robots ménagers multifonctions par Lidl », il y a quelques années. Vous vous rappeler les images, ces dizaines de consommateurs qui se tapaient dessus pour embarquer les quelques boites de robot disponibles, sous prétexte qu’elles étaient proposées au quart du prix habituel ? Eh bien, le cauchemar se répétait : malgré les cinq collaborateurs de la sécurité qui mouillaient la chemise pour rétablir le calme, le rayon n’était qu’une vaste mêlée d’excités qui arrachaient des rayons les boites de jouets encore disponibles.
Je n’ai même pas eu à intervenir, car le foutoir se terminait juste devant mes yeux. Le combat s’achevait, faute de combattants, ou plutôt de marchandises : le rayon Lego et Duplo – un linéaire énorme d’une dizaine de mètres de large et deux bons mètres de haut – était désormais vide, liquidé. Des rayonnages complément vides. Et les dernières boites visibles étaient en train de se carapater vers les caisses, emportés par les fous furieux ! Mais ne croyez pas que le cirque était terminé, car c’est à ce moment précis que tous les clients qui n’avaient pu être servis se sont jetés sur Omar et moi pour réclamer en hurlant un réassort du rayon…
Jean Bordeau, 56 ans, présentateur télé
Le sujet de la princesse en or est passé pour la première fois le dernier vendredi soir de novembre, en fin de journal. Une brève sur Noël, comme on commence à en faire de manière épisodique, chaque année, à partir du 15 novembre. Cela peut paraitre être un peu tôt, mais que voulez-vous, Noël c’est quand même – et de loin- le marronnier le plus important de l’année !
Je sais bien que nous nous ne travaillons pas pour la chaine de news numéro un en France, mais avec de la vague de sondage d’audience du dernier trimestre nous venons tout de même de rattraper France Info ! Il y avait donc plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs devant leur écran quand Julie Amar a fait un trente secondes sur les échauffourées dans le magasin de Sartrouville. Une succession d’images mal cadrées, un peu floues, filmées par un des clients présents dans le grand magasin quand des dizaines de clients ont foutu le bazar.
C’est Gilles, un stagiaire spécialiste des réseaux sociaux, qui avait récupéré dans l’après-midi la vidéo sur Instagram. Monté avec un commentaire très factuel (« Aujourd’hui, c’était la folie au Carrefour de Montesson, où l’on se serait cru comme aux plus beaux jours de l’histoire des magasins Lidl. Cette fois-ci, le centre de l’attention des consommateurs n’était pas un robot ménager multifonction, mais une petite princesse en or. Oui, une minuscule figurine Duplo qui blablabla… »), le sujet est passé à 19:55. Puis à nouveau à 21.05, 22 :05, 23 :05, puis toute la journée du lendemain, à la fin de chaque résumé de l’actu, car la première diffusion de l’info avait provoqué un raz-de-marée de réactions sur les comptes de la chaîne. La tendance ? Quasiment tous les posts comportaient des questions sur la qualité de la figurine, son poids en or, sa valeur, l’endroit où on pouvait en trouver d’autres… Bref : l’information avait réveillé chez nos fidèles téléspectateurs un instinct de chasseur, comme aux plus beaux jours de la ruée vers l’or, dans le Klondike!
Vu l’enthousiasme général, il n’est pas étonnant que, dans les heures suivantes, les chaines d’info concurrentes, puis carrément les grandes chaînes nationales généralistes, aient repris, puis développé l’histoire. Surtout qu’il y avait du storytelling pour alimenter le climax : les annonces de la découverte d’autres princesse en or dans des boites de Duplo étaient en train de se multiplier, dans toute la région.
Peter Sandelman, 50 ans, Directeur communication du groupe Lego
Savez-vous que le chiffre d’affaires du groupe Lego a dépassé lors du dernier exercice les 6 milliards de $ et que nous fabriquons près de 75 milliards de pièces chaque année ? Impressionnant, n’est-ce pas ? Autant dire que, des informations surprenantes, des coups durs, des nouvelles formidables, nous avons l’habitude d’en recevoir et de les affronter, pour en tirer le meilleur parti et, dans le pire des cas, d’en limiter la portée négative. Le bad buzz, quand on fabrique des jouets pour les petits, on connait et on sait gérer !
J’avoue cependant que l’histoire de la petite princesse en or avait quelque chose d’inédit. Il est rarissime qu’on ne puisse classer un tel évènement dans une case bien définie : bonne nouvelle, mauvaise nouvelle. Pourtant, avec la princesse, on était exactement entre les deux. Une excellente nouvelle en terme d’incitation à la vente : quelle entreprise ne rêve-t-elle pas de voir ses clients s’arracher littéralement des mains le produit phare de l’entreprise ? Mais d’un autre côté, en réfléchissant bien, il y avait une multitude de raisons de s’inquiéter de l’évènement.
Le premier, c’était les victimes. Oh, rien de bien grave, mais tout de même : on comptait des dizaines de blessures légères, conséquences des échauffourées provoquées par la présence théorique de la petite princesse – comme on l’appelait alors – dans les boîtes de Duplo. Les gens s’arrachaient les boîtes des mains, se griffaient, se tiraient les cheveux, poussaient leurs concurrents dans les rayons. Résultat : des bleus, des égratignures, deux ou trois poignets foulés, rien de grave, mais avouez que cela fait désordre, pour une entreprise qui vend des jouets pour les petits, surtout lorsqu’on entre dans la périod de Noël !
Le second, c’était la frustration commerciale. Dès les premiers incidents en magasin, nous avons mis le paquet pour approvisionner le réseau de la grande distribution concernée par l’évènement (en gros, celle de la région ouest de l’île de France) grâce à un véritable pont roulant de semi-remorques. Mais la demande était si forte – des clients accouraient de toute la France et même de Belgique pour se ruer dans les centres commerciaux où apparaissaient les figurines en or – que nous avons écoulé en quatre jours la totalité des stocks de boites de Duplo disponibles dans nos entrepôts français, ces monceaux de figurines que nos machines avaient fabriquées tout au long de l’été et de l’automne en prévision des ventes de Noël !
Dès que Victor, le directeur de la logistique a compris ce qui était en train de se passer, il a entamé le transfert vers la France des stocks disponibles dans les pays avoisinants : Bénélux, Allemagne, Italie, Espagne. Sauf que – coup de chance, coup de malchance ? – les médias de ces pays ont signalé dans la foulée l’apparition de petites princesses dans leurs propres magasins. Le phénomène n’était plus circonscrit à une partie de la France, la crise devenait internationale ! C’est du moins ce que l’on a cru pendant 48 heures, le temps de se rendre compte que ces soi-disant découvertes n’étaient que des fake news provenant de petits malins mal intentionnés à notre égard. Quoiqu’il en soit, phénomène local ou européen, le résultat était le même : un pagaille sans nom et une immense frustration des clients qui comptaient sur nos produits pour transformer Noël en happening digne d’un conte de fées.
Lorsque la crise d’approvisionnement est apparu au grand jour, les frustrés ont entamé une danse du scalp sur les réseaux sociaux et Lego a rapidement été lynché par les médias et les moralisateurs de tous bords. Car, franchement – hurlaient ces frustrés de la ruée vers l’or -, comment avions nous pu prendre cette initiative commerciale ? Vendre des produits à perte pour faire parler de notre entreprise ?! Pervertir la jeunesse par l’appât du gain ?!! Au bout de quelques jours de déchaînements médiatiques, c’est tout juste si, dans l’infamie, les haters de tous bords et – pourquoi pas – certains conspirationnistes ne nous avaient pas mis sur un pied d’égalité avec les Big Pharma qui tuaient chaque année des millions d’américains en vendant du Fentanyl !
Mais la troisième raison de nous inquiéter, la plus grave, c’était que nous étions coincés, bloqués, condamnés à vivre l’affaire de la petite princesse jusqu’à la déchéance de l’entreprise, car nous n’étions absolument pas responsable du phénomène !!! Personne, dans la multinationale Lego, n’avait jamais eu l’idée saugrenue de fabriquer des petites figurines en or pour les glisser dans nos boîtes de jouets !
Johann Niströem, 38 ans, Directeur de fabrication de l’usine Lego à Billund (Danemark)
Lego a toujours pris toutes les précautions, en terme logistique, pour la fabrication des briques qui constituent l’essentiel de nos produits. Cinq gigantesques centres de production construits sur trois continents pour arroser en toute sécurité et efficacité la planète : Hongrie, Chine, Mexique, République Tchèque ; mais c’est le centre de Billund, au Danemark, qui – historiquement et matériellement-, assure la partie la plus importante de notre production.
Quand, trois jours après les premières rumeurs, Peter Sandelman, un brin paniqué, m’a téléphoné en me demandant d’entamer toutes affaires cessantes un audit approfondi de notre centre, j’ai commencé par le rassurer : l’apparition des petites princesses, ce n’était pas une initiative démente de notre part, personne n’était assez cinglé au Danemark pour produire des dizaines de personnages en or pour les glisser au hasard dans nos boîtes de jouet, tout cela sans en référer à la direction générale du groupe !
Bizarrement, ma déclaration n’a pas semblé le rassurer, mais alors, pas du tout ; au contraire, j’ai senti un léger vent de panique s’installer dans sa voix.
– Vérifie, Johann, vérifie (m’a-t-il quasiment supplié), ces foutues petites princesses ont forcément introduites dans les boîtes par quelqu’un, à un moment donné, dans la chaine de montage. L’opération du saint esprit, même à l’approche de Noël, je n’y crois pas une seconde !
Je n’ai rien répondu, car Peter avait raison. Un taré, un fou, un huluberlu avait pris l’initiative de dépenser des fortunes pour concevoir des personnages qui valaient leur pesant d’or – jamais l’expression n’avait été plus adaptée à une situation ! – puis les glisser au hasard dans des boites de Duplo afin que de parfaits inconnus, des bambins âgés de trois à six ans, à l’autre bout de la chaîne de distribution, en profitent, de manière aléatoire. Cela dépassait l’entendement mais, ce taré, nous allions le coincer. Dès lors, j’ai monté en deux heures une opération vérité en utilisant tous les moyens à ma disposition.
Ma première décision a été d’installer des points de contrôle à toutes les entrées de l’usine : chaque membre du personnel, chaque voiture ou camion d’approvisionnement en matériel, serait impitoyablement contrôlé, fouillé avant d’être autoriser à pénétrer sur les chaines de montage. Avec ces contrôles, il deviendrait très difficile de faire entrer en douce des éléments exogène à l’entreprise. Mais compte tenu de la taille minuscule des silhouettes en or, cette mesure n’était pas fiable à 100 %.
J’ai donc demandé à ce qu’à chaque point d’assemblage des boites de Duplo soit installée une caméra de surveillance, l’ensemble de ces caméras étant relié à une salle où trois collaborateurs surveilleraient en permanence, jour et nuit, les processus d’emballage. Il serait désormais quasiment impossible à une personne mal intentionnée – que dis-je : trop bien intentionnée ! – de glisser une figurine dans un sachet de pièces, sans être immédiatement repéré.
Comme si cela ne devait pas suffire, si par miracle quelqu’un arrivait tout de même à se jouer de ces mesures, j’ai pris une troisième et dernière décision qui garantissait absolument l’intégrité de notre production. La totalité des boites, prêtes à être expédiée en bout de chaine de production, serait désormais passée sur une balance de précision. Si l’une d’entre elles devait contenir, maintenant ou dans les prochains jours, une petite princesse, elle serait immédiatement repérée car elle pèserait exactement 54.63 grammes de plus que les autres.
Vous imaginez bien que la mise en place de toutes ces mesures a nécessité du temps, des moyens techniques et du personnel – une fortune – mais, lorsque j’ai rappelé Peter Sandelman pour l’en informer, j’avais enfin la conscience tranquille : jamais plus une petite princesse ne sortirait de notre usine (nous avions même placé, par précaution, des caméras dans les camions chargés de transporter les palettes de jouets !). Sandelman a d’ailleurs trouvé mon travail si satisfaisant, qu’il a demandé à ce que ces mesures soient immédiatement dupliquées dans nos autres centres de production autour du globe !
Bien évidemment, je ne pouvais pas alors deviner que la découverte chaque jour de petites princesses par les clients des magasins allaient se poursuivre, comme si de rien n’était…
Alain Schmidt, 40 ans, capitaine à la Direction régionale de la P.J., Versailles
Lorsque le patron m’a appelé pour me demander de prendre en charge la situation P.P. – selon le nom de code basique attribué au phénomène de la petite princesse, j’ai cru quelques instants à un canular. Sauf qu’on était à quelques jours de Noël – et non du 1er avril – et que le boss n’était pas du style à plaisanter avec ses collaborateurs.
Le brief du commandant m’a vite remis les idées en place. Toutes les raisons étaient réunies pour que nos services s’occupent d’une affaire apparemment aussi futile. Nous étions à cinq jours de la nuit préférée des enfants, et la « petite P.P. » (comme l’appelait un de mes collègues dont le sens de l’humour parvenait encore à me surprendre…) était devenu en un peu plus de trois semaines une affaire de sécurité régionale, nécessitant même une coordination nationale en terme d’informations gérée par le ministère de l’intérieur qui se disait officiellement « préoccupé par la situation ». Il faut dire que, dans une demi-douzaine de départements, entre Paris et la Normandie, des dizaines de milliers de personnes rodaient autour des points de vente de jouets – essentiellement des grandes surfaces, spécialisées ou non – en attendant de se jeter tous en même temps dans une mêlée sauvage, dès lors que l’ombre d’une boite de Lego – OK, Duplo, commencez pas à finasser ! – apparaissait dans les rayons.
On aurait pu taxer ces pauvres gens de cinglés, s’ils n’avaient eu une excellente raison, parfaitement rationnelle, de se comporter comme des malades mentaux : en ouvrant certaines de ces boîtes, l’acheteur aurait la chance de découvrir une pièce rapportée étrangère au jouet, cette petite princesse en or dont la valeur représentait, pour la majorité des clients, un à plusieurs mois de revenu. De quoi mettre du beurre dans les épinards de Noël !
Malgré toutes les mesures prises par le fabriquant, cette société qui allait exploser tous les records historique de chiffre d’affaires pour la période de Noël , nul n’avait pu identifier la manière dont ces précieuses petites figurines se retrouvaient dans ces boîtes. Une seule certitude, désormais : ce n’était pas au stade de la fabrication et de la distribution
Le plus frustrant, c’était l’impossibilité de quantifier l’importance du phénomène : les figurines apparaissaient de manière totalement aléatoires dans les magasins, certains régulièrement « touchés » tous les jours, d’autres une fois de temps en temps, certains jamais. Quel était le nombre de jouets concernés ? Personne n’en avait la moindre idée car les PP étaient dans les boîtes, et les boîtes n’étaient pas ouvertes au passage en caisse sous les yeux d’un huissier chargé de comptabiliser les résultats ! En tous cas, de quoi rendre heureux des centaines d’enfants (et leurs parents !).
La mission que venait de me confier le commandant était tout simplement de ramener l’affaire à la dimension d’une enquête de police. S’il y avait eu des meurtres, j’aurais cherché le ou les meurtriers. Là, je devais trouver comment des petites princesses en or pouvaient se retrouver dans des boîtes de jouet. Un inconnu les y avait glissé ; il fallait donc identifier ce quelqu’un.
Lorsque j’ai été saisi de l’affaire, l’entreprise Lego avait déjà effectué la majeure partie du travail d’investigation : nous savions que les boîtes arrivaient dans les magasins sans ces foutues figurines. Lorsqu’un client sortait d’une boîte achetée en magasin une petite princesse, cela signifiait que quelqu’un l’y avait glissé entre temps. Donc, l’enquête devaient se dérouler dans les magasins. CQFD !
Tout de suite, j’ai pensé qu’il fallait remonter à la source, au tout premier jour, avant que l’affaire ne soit polluée par la publicité faite à l’évènement. J’allais donc enquêter dans le magasin où les parents des petites jumelles avaient acheté la première boîte, dans les Yvelines. J’ai pris contact avec la Direction de la grande surface. Je suis tombé sur Bruno Palesi, un garçon de valeur : il a tout de suite compris ma démarche et il s’est mis à ma disposition pour m’aider autant que nécessaire. J’ai cru qu’en lui demandant de me fournir toutes les fichiers des vidéos de surveillance du magasin sur la semaine précédent l’achat de la boite de Duplo, j’allais très vite avancer et régler ce mystère.
Malheureusement, j’avais sous-estimé l’ampleur de la tâche. Car, tracer et surveiller l’activité autour des boîtes de jouet, de la sortie du cul du camion jusqu’à la caisse, en passant par le stockage dans les entrepôts, puis par la mise en rayon, sur une semaine complète, nuit et jour, c’était tout simplement impossible, il y avait des caméras installées absolument partout dans le magasin et il aurait fallu mettre une douzaine d’inspecteurs sur le coup dans une salle de visionnage pendant des jours juste pour étudier les bandes. Alors j’ai fait un choix, intuitif : j’ai parié sur le fait que le responsable de la manœuvre opérait en pleine nuit, une fois le magasin fermé et les collaborateurs rentrés chez eux ; et qu’il travaillait dans les rayons, la partie entrepôt étant fermée à double tour pour éviter les vols.
J’ai donc mis trois gars sur le coup et c’est Quentin, un petit jeunot tout frais arrivé de formation, qui a touché le jackpot, au bout d’une longue journée de visionnage en accéléré. Il avait les yeux qui se croisaient, mais cela valait le coup : nous avions enfin identifié le responsable de ce binz . Et quel responsable !
Quentin Dautan, 22 ans, brigadier-chef à la Direction régionale de la P.J., Versailles
Je suppose que certains pourraient trouver particulièrement ennuyeux de passer la journée le cul sur une chaise à visionner en accéléré et simultané sur trois écrans les vidéos de surveillance prises de nuit dans le rayon jouets d’un supermarché. Mais, même si cela ressemblait fort à un bizutage de ma hiérarchie, j’ai pris la mission très au sérieux : après tout, je travaillais sur l’affaire qui générait depuis près d’un mois un buzz incroyable dans tous les médias : la petite princesse en or !
Vous imaginez sans peine le trafic de nuit dans un rayon jouets, quatre jours avant Noël : trois souris qui se courent après, un ballon mal calé qui se casse la gueule d’une étagère, et même, une fois toutes les heures, un veilleur de nuit qui passe avec sa frontale. Passionnant ! Je terminais tout juste une tranche de trois heures de visionnage quand, soudain, j’ai cru m’être endormi. Et pourtant, je ne rêvais pas : un type venait d’entrer dans le champ de vision de la caméra !
Dans la semi-pénombre, je voyais avancer une silhouette reconnaissable entre mille. Un homme d’un âge avancé, doté d’une forte corpulence accentuée par l’épaisseur d’un ensemble en laine rouge composé d’un large pantalon et un vaste manteau aux revers blanc comme la neige. Son visage était recouvert d’une incroyable barbe blanche, épaisse, qui moussaient sous des lunettes cerclées de fer et un large bonnet pointu en laine rouge se terminant par un pompon blanc grand comme mon poing. Je notais également les grosses bottes et la large ceinture en cuir noir, sans oublier – comment aurais-je pu ne pas la voir ?! – la grande hotte en osier tressé qu’il portait sur les épaules comme un sac à dos d’alpiniste. Sous mes yeux hallucinés, c’était bien le père Noël qui avançait d’un pas vaillant entre les travées jusqu’à s’arrêter au niveau du corner où les responsables avaient entassé les boîtes de Duplo sur lesquelles les clients allaient se jeter comme des malpropres dès l’ouverture du magasin, au petit matin.
D’un geste de l’épaule ma foi fort vigoureux, il se débarrassa de la hotte et la posa sur le sol. Elle contenait quatre boîtes de jouets qu’il installa sur des étagères en les échangeant avec d’autres, identiques, qui se trouvaient dans le rayon. Sans hésiter une seconde, il chargea dans sa hotte les jouets récupérés, la glissa à nouveau sur ses épaules, avant de faire demi-tour et de quitter les lieux du même pas tranquille.
Avec ces images, je venais donc d’identifier le motus operandi, comme on dit dans les livres quand on pratique un peu le latin de cuisine. Contrairement à ce qu’avaient imaginé les enquêteurs, les petites princesses n’étaient pas glissées dans les boîtes de jouets sur place : le coupable arrivait dans un magasin avec des boîtes déjà garnies de figurines et les substituait à celles installées dans les rayons. Mais le motus operandi, une fois le responsable identifié – et quel responsable ! – j’avais désormais l’impression qu’on s’en fichait un peu…
Vous pensez bien qu’avant d’informer la hiérarchie de ma découverte, j’ai fait défiler sous mes yeux, encore et encore, les trois minutes de la vidéo. Pas le moindre doute, je n’étais pas victime d’une hallucination : j’avais sous les yeux des images… hallucinantes.
Lorsque, alerté par mes soins, le capitaine s’est pointé et a visionné à son tour la séquence, j’ai cru que ses yeux exorbités allaient tomber sur ses genoux, comme le loup de Tex Avery reluquant la pinup. Mais ce n’est pas pour rien qu’il dirige la brigade, car il s’est vite ressaisi :
– Bravo Dautan, beau résultat ! Vous pouvez me tracer le trajet du… bonhomme (il a hésité une fraction de seconde sur le mot) avec les autres caméras ?
– Bonne idée, capitaine ! (lui ai-je répondu, comme un imbécile. Comment n’y avais-je pas pensé avant ?!).
En quelques manip’ et, après plusieurs aller-et-retours entre les fichiers vidéo, nous avons reconstitué le parcours de l’intrus dans le magasin. Il était arrivé comme une fleur, la barbe en bataille et la hotte sur le dos, en empruntant la grande porte vitrée à ouverture coulissante automatique d’une des trois entrées principales, qui s’était ouverte sans effort devant lui comme si les responsables de la grande surface avaient oublié de la déconnecter et la cadenasser pour la nuit. Il avait ensuite remonté l’allée principale – là où on entasse les promotions du jour – avant de se diriger droit vers le rayon jouets pour opérer sa petite manipulation, puis reprendre le chemin de la sortie et quitter le magasin sans se retourner. Toute la séquence n’avait pas duré moins de dix minutes, chrono en main !
Une fois ce travail effectué, le capitaine a poussé un énorme soupir, seul signe de son émotion.
– Eh bien mon ami, on n’est pas sorti de l’auberge ! (Il s’est passé la main dans les cheveux, puis a ajouté, en plein désarroi) Comment vais-je raconter ça, là-haut ?
– Peut-être que c’est pas le vrai, mon capitaine ? (ai-je dit pour le supporter moralement). Peut-être que c’est juste un gros barbu qui aime les tenues en laine rouge et les sacs à dos en osier, et qui a décidé cette année de faire le bien en distribuant sa collection de statuette en or ?
– Comment vais-je raconter ça ? (a-t-il répété, comme s’il ne m’avait pas entendu et vivait juste un mauvais rêve) Dans l’état-major, ils ne sont pas du genre à croire aux contes de Noël !
Le pauvre vieux ne pensait pas si bien dire car, quelques instants plus tard, nous avons visionné les vidéos des caméras qui filmaient le parking jour et nuit. Aucun souci pour retrouver notre bonhomme, côté sortie du magasin. Le barbu a marché droit devant lui sur une vingtaine de mètres, pour rejoindre son véhicule, qu’il avait garé à l’arrache quasiment devant l’entrée. Puis il est monté dedans et a déposé sa hotte sur la banquette arrière, avant de secouer les rênes du traineau. Les six magnifiques rennes ont réagi au quart de tour et, après avoir que ses patins aient glissé quelques mètres sur le bitume du parking, l’attelage a décollé comme une fusée avant de s’envoler majestueusement dans le ciel étoilé de cette nuit d’hiver.
On est resté figés comme deux idiots pendant un temps qui m’a paru infini. A la fin, histoire de rompre le silence et de faire acte de solidarité, la seule chose que j’ai trouvé à dire a été :
– Si ça vous arrange, je peux dire qu’on a rien trouvé sur les bandes, capitaine ! On pourrait entre nous – juste entre nous ! – appeler cette histoire Miracle de Noël!
Alain Schmidt, capitaine émérite et père de trois jeunes enfants, m’a soudain longuement regardé avec une intensité étonnante, comme s’il avait besoin de quelques secondes pour me jauger correctement, avant de me lancer, un petit sourire aux lèvres, comme s’il imaginait déjà la stratégie qu’il allait appliquer au cours des prochains jours, un seul mot :
– Chiche ??!!!
Alain Schmidt, 40 ans, capitaine à la Direction régionale de la P.J., Versailles
Bien évidemment, ce jour-là, l’idée de dissimuler notre découverte ahurissante aux yeux de la D.R.P.J. ne m’est pas passé par la tête une seule seconde. Ou alors, peut-être une ou deux, mais pas plus… Impossible de laisser l’enquête tourner en rond pendant des semaines, on allait vite me demander des comptes, des faits, des explications. Sans résultat tangible, je risquais de mettre en danger ma réputation, et peut-être même ma carrière.
Par contre, c’est bien à cet instant précis que la proposition du petit Quentin m’a donné l’idée d’influencer ma hiérarchie en leur apportant les informations qui les forceraient à enterrer l’affaire aux yeux de l’opinion publique.
Dans l’heure qui a suivi ce coup de théâtre de Noël, j’ai mobilisé la totalité de l’équipe sur la récupération des bandes de vidéosurveillance de tous les magasins où l’on avait retrouvé des boîtes de jouets contenant des petites princesses. De Mantes-la-Jolie à Evreux, en passant par Montesson et Poissy, mes collaborateurs ont passé des coups de fil aux responsables des grandes surfaces concernées et, avant la tombée de la nuit, les fichiers ont commencé à nous parvenir sur des espaces sécurisés. J’ai réparti le travail entre les membres de l’équipe, avec pour consigne de visionner les vidéos des deux nuits précédents la découverte des précieuses figurines dans chaque magasin, toutes les dates ayant été répertoriées au fur et à mesure des signalements.
Au petit matin, ce n’est pas une, ni deux, mais bien trois vidéos qui avaient été repérées puis envoyées sur mon ordinateur. A chaque fois, le scénario était identique : on distinguait le bonhomme rouge se promenant dans les rayons, déposer les jouets, avant de quitter les lieux à bord d’un traineau de compétition. Au cours des 24 heures suivantes, d’autres découvertes étaient faites tandis que Stefan, mon responsable des systèmes I.T., concevait et alimentait peu à peu une présentation animée de première bourre. Présentation que j’ai déroulée le matin de Noël lors d’une réunion à la D.R.P.J., en présence de quelques responsables, triés sur le volet.
Résultats (dans l’ordre d’apparition sur les visages des membres de la l‘assemblée) : stupéfaction, sidération, ahurissement, gêne, perplexité. Avant que le préfet de région ne donne le signal de la fin de la réunion, avec l’intention évidente de remonter les résultats de l’enquête vers le Ministère de l’intérieur. Le soir même – le soir de Noël ! – , la décision de Beauvau nous parvenait, porteur du cachet Secret défense : nous devions laisser passer les fêtes en maintenant les magasins sous surveillance discrète. Interdiction absolue pour tous les membres de mon équipe de divulguer la moindre information sur les résultats de l’enquête.
Ce jour-là, le phénomène P.P. faisait la une de tous les journaux – c’était la belle histoire de ce Noël, l’évènement inattendu et inexpliqué qui comblait les enfants et leurs parents – et les télévisions revenaient sur le phénomène à peu près toutes les heures.
*
Ce fut aussi l’acmé du phénomène P.P. Le 2 janvier au matin, j’étais en mesure de fournir à ma hiérarchie une information primordiale : aucune découverte de petite princesse n’avait signalée par les clients de la région depuis le 25 décembre. Information confirmée une semaine plus tard : la vague s’était retirée aussi vite qu’elle avait déferlée, les clients continuaient à dévaliser les rayons jouets des supermarchés, mais plus aucune figurine n’était découverte.
La vague médiatique – comme c’est toujours le cas – reflua à la même vitesse et c’est dans la quasi indifférence que le Ministère de l’intérieur publia le 15 janvier un communiqué qui contenait la phrase suivante : « Après une enquête approfondie des services de police sur les récentes découvertes de figurines précieuses dans des boîtes de jouet, aucun fait délictuel ou criminel n’a été identifié et aucune explication rationnelle n’a pu être fournie. Le phénomène ayant cessé et aucune plainte n’ayant été déposée, l’enquête est close en l’état. » J’appréciais alors toute la saveur de l’utilisation de l’adjectif rationnelle et classais alors, comme cela m’était demandé, les fichiers vidéos et les procès-verbaux de l’enquête dans nos archives secret-défense, avant de retourner à mes moutons quotidiens. Bye bye, Santa !
Mémo de Santa Claus à tous les lutins, le 25 janvier. Centre de production de Prjmnestwe
Un mois après Noël, nous pouvons désormais établir le bilan de l’opération Petite Princesse et en tirer des conclusions pour l’avenir. Je rappelle que cette opération menée localement en France (Région IDF/Normandie) et sur le produit unique dit « Petite princesse » avait pour objectif de tester un nouveau mode de distribution de nos marchandises destiné à :
1/ Rationnaliser cette opération en l’étalant sur plusieurs semaines, le mode actuel existant depuis la nuit des temps (distribution au cours d’une seule nuit chaque année) étant peu rationnel et difficile à réaliser en cas d’importantes intempéries (ex : la catastrophe de la tempête de 1999 dans le nord de l’Europe).
2/ Moderniser les techniques de distribution en utilisant les structures mises en place par nos clients au cours du dernier demi-siècle. Objectif : distribuer les marchandises, non plus directement chez le client final (2 milliards de livraisons individuelles) mais dans les grandes surfaces spécialisées ou généralistes (500.000 livraisons groupées).
Le bilan est, pour l’essentiel, très négatif. Si l’étalement des livraisons dans des centres commerciaux a rendu l’opération plus simple (ras le bol des cheminées !) et beaucoup moins fatiguant, nous avons observé avec surprise d’importants effets de bord imprévus dus au comportement hautement irrationnel, imprévisible et dommageables de nos clients finaux qui ont entaché la réputation jusqu’alors irréprochable de nos services. L’hypothèse de l’élargissement du test à l’ensemble de la marchandise et à la planète entière est donc définitivement écartée.
NB : nous travaillons d’ores et déjà à la mise en place d’un nouveau test, l’année prochaine, utilisant les nouveaux modes de distribution créés par les humains au cours de la dernière décennie. Des négociations sur la tarification ont commencé avec les partenaires retenus pour le test (Amazon, Uber).
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