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Un Noël sans foie gras
Une nouvelle de Christophe Gresland
On a généralement du mal à admettre que Père Noël est un métier comme les autres. Pourtant, si l’on met de côté les quelques spécificités de ce travail – qui consiste juste, après tout, à produire chaque année dans le nord de l’Europe, avec l’aide d’un groupe de lutins, un à deux milliards de jouets, puis à les distribuer dans les foyers du monde entier en moins de 24 heures grâce à un traineau attelé de huit rennes volants – il est aisé d’y retrouver tous les éléments qui caractérisent la plupart des métiers.
Dans l’ordre : une entreprise, dirigée par un manager général omniscient et omnipotent assisté de quelques collaborateurs lèche-bottes, encadrant eux-mêmes une quantité d’employés, taillables et corvéables à merci. Entreprise dotée d’un objet social, la fabrication et la distribution de produits correspondant aux demandes d’un segment bien précis du marché (en l’occurrence, les lettres de jeunes consommateurs mineurs et donc irresponsables, crédules et prêts à toutes les compromissions pour obtenir les dits produits, lettres adressées au manager général sous une appellation familière variant, suivant les zones d’achat, entre « Cher Père Noël » ou « Dear Santa Claus »). Cette entreprise fonctionne suivant les dispositions d’un calendrier de production extrêmement précis. D’une année sur l’autre, ce planning est totalement récurrent et donc, absolument et confortablement prévisible.
Le premier mois de l’exercice est consacré à un retour d’expérience, avec une analyse des opérations de fin d’année : réussites, dysfonctionnements, réclamations (nombreuses réclamations chez les consommateurs adolescents, jamais contents), produits vedettes (au cours de la dernière décennie : outils technologiques, informatique, communication) et produits en déclin (tout sauf les outils technologiques, l’informatique et la communication).
Au cours des deux mois suivants, c’est l’invention et la création qui ont la priorité, sous l’autorité de Pottaskefill, (un prénom assez courant dans la région qui signifie à peu de chose près Grattepot), le lutin Directeur du design et des approvisionnements, bras droit d’Edmond Noël. Le C.E.O. à barbe blanche fait entièrement confiance au doyen des lutins et lui délègue l’essentiel de ses pouvoirs, sauf lorsque Pottaskefill abuse de l’Aquavit parfumée au gingembre confit, ce qui n’arrive guère plus de deux ou trois fois par semaine.
Durant cette période, les ateliers de recherche planchent comme des fous sur la gamme des nouveaux produits qui meubleront le bas des sapins à la fin de l’année. L’élite artistique des petits barbus à bonnet pointu transpire sauvagement sur les ordinateur (la planche à dessin a été abandonnée depuis longtemps, pour un meilleur suivi de la productivité de chacun des acteurs de la grande pièce de théâtre qu’est Noël à Rovaniemi, en Laponie) pour imaginer et créer les cadeaux qui remporteront le plus de succès auprès de la clientèle enfantine (soit, comme les années précédentes : outils technologiques, informatique, communication).
Une fois ces nouveaux produits designés (de l’anglais design, qui se prononce dizaïgne, on n’a jamais trouvé un terme équivalent en lapon moderne), l’atelier chargé de la production, sous l’autorité du Directeur Bjúgnakrækir (que l’on pourrait cavalièrement traduire par Chipesaucisse mais que tout ses collègues appellent Mon vieux, faute de parvenir à articuler son prénom) se lance dans la fabrication des premiers prototypes, qui sont testés durant de longues semaines en situation réelle par les ouvriers (les lutins adorent les outils technologiques, l’informatique et la communication).
Dès que ces produits sont validés, l’entreprise entre dès le second trimestre dans la production à grande échelle des centaines de millions de cadeaux destinés a être balancés avec amour et néanmoins efficacité dans les foyers dans la nuit du 24 au 25 décembre. Des mois durs, exténuants, où l’énergie et l’endurance des salariés est mise à rude épreuve, tandis que le printemps voit la végétation reverdir les grandes steppes encore enneigées peu de temps auparavant.
Selon une traduction établie depuis de nombreux siècles, les ouvriers les plus performants (identifiés avec une grande équité depuis que l’outil informatique centralisé et propriétaire suit et décompte chacun de leurs mouvements) se retrouvent le samedi en fin d’après-midi dans un vaste espace de repos autour d’un buffet garni gratuit, offert par la direction, et procèdent à quelques libations à base d’ aquavit parfumée au gingembre confit, excès qui se terminent la plupart du temps sous les tables de babyfoot et de billard (tables de distractions dont l’accès a été rendu possible grâce à la même direction, qui sait comment motiver ses troupes pour pas bien cher).
Début juillet, l’essentiel de la production est sortie des machines et s’entasse jusqu’au plafond des immenses entrepôts dissimulés sous terre pour échapper aux regards des touristes qui viendraient à passer dans le coin pour admirer les aurores boréales (qui sont, il faut bien l’admettre, pas la moitié d’un foutu spectacle et à côté desquelles un show du cirque du soleil ressemble à un pestacle de maternelle de fin d’année).
Les deux mois d’été sont donc habituellement une période d’activité réduite (à l’exception, on s’en rappelle, de 2020, l’année de la terrible pandémie qui avait, comme partout dans le monde, foutu un sacré bazar dans les rétroplannings) car les lutins bénéficient grâce à leur convention collective de cinq semaines de congés rémunérés dont quatre à prendre impérativement entre juillet et août (un acquis social datant de 536, après la grande grève dite « des boules de Noël » qui avait duré un bail, un exécrable souvenir pour Edmond).
Après deux nouveaux mois de production intensive qui permettent d’achever la constitution des stocks et de sortir des chaines de montage quelques nouveautés de dernière minute (essentiellement, vous vous en doutez, des outils technologiques, informatique, communication) qui donneront à l’évènement de fin d ‘année une dernière touche de modernité bienvenue, l’entreprise Noël aborde le mois de novembre l’esprit dégagé de tout stress, les mains croisées derrière la nuque et le sourire aux lèvres.
Ça, c’est la théorie, mais dans la réalité c’est le début du sprint final : emballage, empaquetage, décoration des cadeaux, chacun d’entre eux faisant l’objet d’une traçabilité totale permettant d’apposer la bonne étiquette sur chaque paquet, porteur du nom du bon bénéficiaire. Les cadeaux sont ensuite regroupés par bénéficiaire en petits tas (gros tas pour les enfants de milliardaires), ceux-ci (les tas, par les bénéficiaires, suivez un peu !) étant regroupés par – en déclinaison – pays, région, ville, rue puis adresse, avant d’être placés dans les vastes sacs magiques qui, la nuit du 24 décembre, seront chargés sur le traineau pour être distribués.
Bon, tout ça n’a pas l’air bien compliqué, sauf que vous multipliez chaque opération par quelques centaines de millions, et vous voyez les risque d’erreur, de confusion et d’accidents (un papier cadeau qui se déchire, c’est un paquet à refaire, un jouet qui chute sur le sol en ciment, et il faut aller piocher dans le stock de secours).
Et s’il n’y avait que ça à faire… Novembre, c’est aussi le coup de starter pour entamer les procédures de vérification des outils et des process qui, un mois et demi plus tard, permettront de distribuer tout autour du globe, en temps et en heure, sans accrocs mais avec la célérité magique d’un magicien de haut niveau, des milliards de paquets.
C’est à ce moment-là que le boss en personne, Edmond Noël – le C.E.O. charismatique de l’entreprise la plus innovante du dernier millénaire -, et son matériel personnel sont mis sur la sellette. Car, à quoi sert de produire des monceaux de jouets empaquetés, enrubannés et étiquetés, si la dernière roue du carrosse est à plat ? Enfin… vous avez compris la métaphore…
Une logistique d’enfer (enfin… de glace). D’un côté, une équipe de joyeux lutins dénommés « les garagistes ». Une team chargée de prendre en charge le contrôle et la révision du traineau volant qui, le 24 décembre, va tracer sa route balisée et planifiée avec minutie à travers les ciels changeants du globe. Ledit traineau n’ayant pas roulé – enfin… volé – depuis l’hiver précédent, il faut le déglacer, le nettoyer, le frotter, huiler les patins et les parties mécaniques mobiles, graisser le cuir des banquettes et des rênes (à ne pas confondre avec le cuir des rennes, qui détestent être graisser), sans oublier de régler les rétroviseurs (par prudence, car ils ne sont en fait que peu utilisés).
Dans le local contigu, appelé « L’arène des neiges », une autre équipe est entièrement dédié à la fameuse équipe des rennes, ses compagnons historiques du big boss. Peut-être est-ce l’occasion de rappeler que l’attelage du traineau est composé de neuf animaux, huit étant attelés (les dénommés Tornade, Danseur, Fringant, Furie, Comète, Cupidon, Eclair et Tonnerre), le dernier – mais primus inter pares – Rudoph, le fameux renne à nez rouge chargé de guider ses compagnons.
Les lutins spécialisés dans l’entretien des animaux à quatre pattes dotés de larges bois et d’une truffe humide s’occupent toute l’année des braves bêtes avec une affection née d’un compagnonnage multi séculaire. Cependant, dès l’entame du mois de novembre, c’est une période d’intense préparation physique qui s’ouvre, avec des parcours d’entrainement quotidien dans le ciel de Laponie (parcours effectués la nuit, il convient de rester discret à l’égard des populations indigènes et des touristes évoqués plus haut). Petits circuits les premiers jours, élargis au fil des semaines, pour devenir de véritables marathons lorsqu’on avance dans le mois de décembre car Rudolph et ses collègues doivent disposer le jour J (appelé aussi jour N) d’une endurance à toutes épreuves.
De multiples exercices de manœuvres sont également répétés, avec arrêts d’urgence, contrôles des dérapages sur toit en pente, contournement des cheminées inopportunes, procédure d’évitement des vols commerciaux longs courriers et des drones militaires non signalés, permutation des rennes dans l’attelage et changement de patins abimés en cours de vol, sans oublier les marches arrières (d’où l’utilité du rétroviseur). L’entrainement final des rennes passe également par une alimentation spéciale à base de protéines, de noisettes sèches réhydratées à la morve de morse mâle et de carambars, l’objectif étant d’optimiser le ratio triple poids/puissance/résistance, régime mis au point en 1985 par le lutin diététicien Þvörusleikir (que l’on pourrait traduire par Lèchecuillère) lors d’un voyage d’étude dans la corne de l’ Afrique parmi les entraineurs des marathoniens kenyans qui sont, à n’en pas douter, les meilleurs du monde dans les courses d’endurance.
Cadeaux, traineau, rennes. Reste le dernier maillon de la chaîne, celui sans qui rien ne serait arrivé et sans qui rien n’arrivera : Edmond Noël, dit Père Noël. Un honnête homme – pas toujours facile, comme l’explique parfois sa femme Iphigénie, compagne de tant d’hivers consacrés aux rêves des enfants – plein de bonté, de bonne volonté, de gaieté, de joie de vivre, amateur de musique religieuse et de disco (un fan des Bee Gees et de Patrick Hernandez, son morceau emblématique est d’ailleurs Born to be alive !), de bonnes blagues et surtout, surtout, de bons vins et de bonne chère.
Edmond n’est plus tout jeune, loin de là, mais comme il est immortel, cela ne pose pas trop de problème en terme de santé. Cependant, chaque année, l’équipe médicale des lutins attachée à sa personne entame dès novembre un check-up complet pour cadrer sa condition physique, vérifier que tout est OK – y compris sa tenue de travail : pantalon, veste, ceinture, bottes, bonnet, lunettes – avant d’entrer dans la dernière ligne droite des procédures de répétition des tâches à accomplir.
Edmond Noël n’est pas un perdreau de l’année, comme nous venons de le voir, et il est nécessaire, dans une opération aussi complexe que cette distribution mondiale et quasi instantanée des jouets de Noël, de bien revoir chaque étape, chaque règle, afin de tout remettre en mémoire dans la tête du boss (qui a une excellente mémoire, mais bon, tout le monde peut avoir des absences, y compris les meilleurs…). Un peu comme un coureur de Formule 1 avant chaque grand prix. Edmond Noël, c’est un peu le Ayrton Senna ou le Max Verstappen des circuits enneigés, si vous me permettez ce rapprochement audacieux.
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C’est exactement, justement et très précisément au début de cet ultime phase de mise en place – appelée familièrement N-40, pour Noël moins 40 – consacré au père Noël que la mécanique commença cette année-là à gripper. Notre héros barbu était ce jour là dans l’atelier de confection où l’équipe des lutins chargés de la création et de l’entretien des tenues du personnel n’étaient pas là (pourquoi ? parce qu’ils étaient tailleurs – je sais, c’est facile, mais ça fait du bien !) pour rigoler. Edmond Noël possédait une stature hors du commun – six pieds six pouces, une charpente digne d’un bûcheron canadien pour pas moins qu’un poids total en charge de deux cent cinquante livres – qui nécessitait une tenue de travail exceptionnelle.
Pour affronter le froid de la nuit de décembre, alors que le traineau glissait à toute vitesse dans la nuit (un véhicule ne possédant pas de pare-brise pour se protéger du vent glacial, je vous le rappelle), Noël s’équipait de la fameuse tenue traditionnellement et assez explicitement appelée « du père Noël », constituée pour le principal d’un caleçon long molletonnée haute densité en chachlik mercerisé, d’un pantalon double couche rouge écarlate en laine d’alpaga, dit « pantalon grand froid », d’une chemise en mohair et d’un immense manteau long à capuche du même rouge éclatant que le pantalon, largement bordé de vison blanc (très rare, le vison blanc) sous lequel il glissait depuis quelques années une doudoune sans manche (super chaud, la doudoune !).
Par-dessus ce manteau, Edmond nouait une large et épaisse ceinture en cuir de Russie à 14 trous dont la longueur, proportionnelle à son tour de taille, aurait permis de ligoter sans problème un gorille mâle. Au pied, Edmond enfilait sur ses chaussettes en angora des bottes hautes en cuir, entièrement fourrée qui montaient à mi-mollet. Une tenue complétée, cela va sans dire, par un prodigieux bonnet assorti au manteau, terminé à son extrémité par le roi des pompons, appelé familièrement « boule de Noël ».
Cet équipement pesait une blinde et il fallait plusieurs lutins pour simplement soulever le pantalon puis le manteau et les tendre à leur boss qui, les regardait s’agiter avec bonhommie après avoir enfilé ses sous-vêtements à l’abri du regard des lutins dans son vestiaire personnel (on a beau être père Noël, on n’en est pas moins pudique). Avec la souplesse d’un catcheur en fin de carrière, il entreprit d’enfiler le pantalon tandis que les lutins glissaient discrètement un fauteuil derrière lui (en cas de déséquilibre inopiné, on n’est jamais trop prudent).
Opération accomplie avec une dextérité qui l’étonna lui-même mais qu’il ne put achever car, malgré de multiples efforts, il ne parvenait pas à faire passer le bouton du pantalon dans la fente surpiquée (appelée par commodité « boutonnière ») prévue à cet effet. Edmond se dit que – c’était très bête, absurde même – il avait beau rentrer le ventre et retenir sa respiration, il manquait bien quatre ou cinq centimètres pour joindre les deux bouts (comme on dit dans la gestion de patrimoine).
– Dis-moi, Skyrgámur (demanda Edmond avec bonhommie à son fidèle maitre tailleur), j’ai l’impression que le valeureux collaborateur chargé de passer mes affaires au nettoyage s’est trompé de cycle de lavage, car ce pantalon a très largement rétréci !
– Tiens donc (répondit Gobeyaourt en considérant avec étonnement la taille de son patron, qui poursuivait ses efforts sans succès), c’est bizarre, normalement l’alpaga est un tissu qui ne rétrécit quasiment pas, ou alors faut le faire quasiment bouillir.
– Bizarre, peut-être, mais en l’occurrence c’est bien arrivé. Alors, du coup (le père Noël était sensible aux tics de langage qui circulaient autour du globe), il faudrait que tu fasses apporter un pantalon de rechange (Edmond leva soudain la tête pour regarder le lutin, inquiet) Dis-moi, on a bien une tenue de rechange ?!
– Pffff… évidement patron ! Des dizaines, des placards, des penderies entières ! Hurðaskellir, tu peux m’apporter un autre fute ! (dit-il à un de ses assistants, avant de s’excuser) Désolé, patron, c’est bien la première fois que cela arrive !
– Pas grave, mon garçon. Cela démontre simplement une fois de plus très concrètement l’utilité de ces procédures de contrôle ! (répondit Edmond avec un grand sourire qui éclaira sa barbe fournie).
Lorsque Claqueurdeporte eut apporté le vêtement demandé, toute l’équipe de lutins tailleurs rassemblés autour du père Noël le regardèrent avec une immense curiosité effectuer une nouvelle tentative. Mais lorsqu’Edmond, contre toute attente, commença à s’escrimer pour fermer le pantalon, une rumeur discrète se mit à courir parmi eux, tandis qu’ils se regardaient, le visage défait.
– Oh, mais ça commence à bien faire ! (s’emporta un peu Edmond en soufflant à travers sa barbe) Ce n’est pas croyable ! Vous avez passé toutes les tenues au nettoyage, cette année ?
Skyrgámur et Hurðaskellir se regardèrent avec gêne, avant que le maître tailleur ne murmure en tremblant :
– Nnnnooon, patron. Juste la tenue habituelle.
– Mais alors, qu’est-ce que signifie ce cirque ! (lança Edmond en balançant le deuxième pantalon à travers la pièce) Je ne vais quand même pas effectuer ma tournée les fesses à l’air ! Bon sang ! Skyrgámur, donne moi vite le manteau, que je vérifie un truc ! (ajouta-t-il en laissant le pantalon retomber piteusement à ses pieds)
Lorsque le maître tailleur lui eut tendu le manteau, Edmond l’enfila avec une prestance inattendue qui confirmait son agacement profond, avant de le boutonner nerveusement. Mais l’assistance lutinesque, qui ne cessait de croitre avec cette rumeur qui parcourait désormais les ateliers – car, c’est bien connu, rien n’est plus curieux qu’un lutin, sinon deux lutins – laissa échapper de discrètes exclamations et sifflements de surprise car, tout le monde pouvait le voir, il manquait, tout bien pesé, pas loin d’une dizaine de centimètres entre boutons et boutonnières pour parachever l’opération…
– Ah ! Ah ! Je vous l’avais bien dit ! (grinça le père Noël en prenant l’assistance à témoin (ce qui tombait bien, puisque la troupe compacte qui l’entourait sur cinq rangs était là pour ça) Vous avez nettoyé toute la tenue à la mauvaise température : ce manteau a rétréci comme le pantalon !
– Mais… (bêla Skyrgámur, qui ne savait plus comment gérer la situation sans gêner mortellement son patron)
– Tiens, prends ça (murmura alors Hurðaskellir à son oreille en venant à son secours en plaçant entre ses mains tremblantes l’énorme ceinture en cuir de Russie qui parachevait habituellement la tenue d’Edmond) Il devrait la boucler, si je peux me permettre l’expression.
Skyrgámur le regarda un instant, interdit, puis une lueur de compréhension s’alluma au fond de son regard bleu glacier (les lutins ont les yeux bleu glacier pour mieux affronter la luminosité du grand nord).
– Boss ! Boss ! Mettez donc votre ceinture, cela devrait aider à fermer le manteau.
– Bonne idée (approuva ledit boss, qui n’avait pas l’air de se rendre compte à quel point il avait l’air franchement ridicule avec son manteau largement ouvert sur sa panse généreuse et avec son pantalon entassé en accordéon sur ses chevilles)
Il s’empara de l’imposante lanière et, d’un geste large, fit le tour de sa taille impressionnante avant de boucler la ceinture. Enfin… de tenter de boucler la ceinture car, même en tirant très fort sur les deux bouts, l’ardillon se trouvait encore à une grosse poignée de centimètres du dernier des 14 crans percés dans le cuir.
– Et voilà encore une preuve, si elle était nécessaire ! (hurla Edmond, qui balança la ceinture à travers la pièce en évitant de justesse le troupeau de lutins estomaqués – il faut dire qu’une telle scène n’était pas survenue depuis la crise de l’hiver 1493 quand un essaim de mites avait dévoré la tenue du père Noël, transformant les vêtements en serpillière trouée) La ceinture a aussi rétréci !
Skyrgámur n’était pas le roi des lutins en matière de courage, mais il savait prendre ses responsabilités et détestait tout particulièrement voir ses compétences remises en cause de manière tout à fait injustifiée. C’est pour cette double raison qu’il trouva le courage de le rassembler (son courage) et, levant la tête très haut pour fixer Edmond dans les yeux, il articula fermement, image du professionnalisme fait lutin :
– Patron, la ceinture n’a pas été lavée et, même si elle l’avait été, elle n’aurait pas rétréci de cette façon..
– Tiens donc ! Et pourquoi, monsieur Jesaistout ? (demanda ironiquement Edmond, qui pouvait se révéler dans les cas de remise en cause personnelle d’une grande pusillanimité, comme tous les grands patrons).
– Parce que le cuir de Russie, cela ne rétrécit pas, patron.
Grand silence. Edmond fixait son maître tailleur sans bouger, la bouche close derrière son abondante barbe, et l’assistance ne mouftait pas. Ambiance glaciale.
– Alors, monsieur Jesaistout peut-il me fournir une explication rationnelle et scientifique ? (le défia Edmond)
– En effet, je le peux (Skyrgámur se gratta la gorge, pour gagner du temps et de l’assurance et chercher les mots adéquats, puis il ajouta d’une voix de bronze) C’est juste que vous avez un peu pris un peu de poids, patron (silence) Un chouïa. (nouveau silence) Quelques kilos, tout au plus.
Sur ce, la centaine de lutins qui occupaient désormais l’intégralité de la surface du local (il y en avait même accrochés aux cintres pour mieux voir) relâcha l’air accumulé dans leurs petits poumons au fil des échanges entre Edmond et son maître tailleur. Cela fit comme un grand Oooooooshhh ! tout en douceur tandis que leurs souffles conjugués faisaient trembler la barbe et les longs cheveux blancs d’Edmond Noël, qui n’avait pas quitté Skyrgámur des yeux.
C’est la fin (pensa le lutin) Des siècles de travail et de dévouement, et voilà tout qui s’arrête, sans que j’ai commis la moindre faute. C’est trop injuste
Il ferma les yeux, attendant la sentence, la colère du boss, mais à son immense surprise, lorsque Edmond reprit la parole, se fut pour lâcher, dans un éclat de rire en se tenant les côtes) :
– Ho ! Ho ! Ho ! Elle est excellente, celle-là ! Tu me feras toujours rire, mon ami ! Comme si je pouvais prendre du poids ! Comme si Edmond, le père Noël, pouvait grossir ! Ho ! Ho ! Ho !
Un frisson passa dans l’assemblée. Lorsque le patron craquait ainsi en parlant de lui-même à la troisième personne tout en expulsant bruyamment ce rire inimitable universellement connu, cela signifiait, soit qu’il était effectivement d’excellente humeur, soit que ça allait chauffer sévère pour tous les petits popotins qui se trouvaient dans les parages…
Dans un grand wooouuf ! provoqué par un impressionnant déplacement d’air, les lutins qui constituaient quelques secondes plus tôt l’assistance disparurent comme par enchantement pour regagner leurs postes de travail respectifs, laissant Skyrgámur et Hurðaskellir seuls face à leur patron, dont le rire allait lentement en décroissant.
– Ho ! Ho ! Ho ! Skyrgámur, tu peux te vanter de m’avoir sacrément amusé ! (Edmond ayant retrouver son calme tendit la ceinture à ses collaborateurs, avant de se débarrasser du manteau et du pantalon qu’il leur colla dans les bras) Bien, fini la rigolade ! (Il fronça ses énormes sourcils blancs et les regarda avec férocité) Vous allez rapidement me reprendre cette tenue qui a rétréci au nettoyage. Dépêchez-vous : elle devra être prête demain matin à la première heure pour que je puisse réaliser les tests du traineau en tenue !
Et sur cette déclaration péremptoire, il fit demi-tour et s’en retourna vers ses appartements privés (un penthouse du feu de dieu, un avantage en nature de la fonction) retrouver Iphigénie sa bien-aimée qui devait l’attendre dans leur immense salle à manger pour déguster au coin du feu un des délicieux diners dont elle avait le secret.
Iphigénie – que personne, au grand jamais, n’aurait osé appeler la Mère Noël car elle avait un caractère que certains auraient qualifié de difficile s’ils n’avaient pas craint que leur déclaration parvienne aux oreilles de l’intéressée – était effectivement une des meilleures cuisinières du nord du cercle polaire (des cuisinières qui se comptent sur les doigt des deux mains, ce qui n’enlève rien à son mérite). Et son physique, même s’il était très loin d’être aussi imposant que celui de son compagnon, attestait de son goût affirmé pour la bonne chère, qui se transforme souvent, dit le poète, en bonne chair.
Edmond avait besoin de ses 8 000 calories par jour pour rester de bonne humeur, elle n’hésitait donc pas à lui faire entamer sa journée culinaire avec un petit-déjeuner constitué d’œufs, de beurre, de lait, de confitures et autres sucreries et – bien entendu – de moult charcuterie, et la terminer par un dîner en cinq plats : fiskesuppe – cette épaisse soupe à base de saumon gravlax et de crevettes, de crème épaisse et de beurre – avant un plat de skreis, ces cabillauds voyageurs, puis une grande assiette de pinnekjøtt, ces délicieuses côtes d’agneau fumées, puis une lichette de brunost, ce fromage à pâte brune au goût sucré, pour terminer par une pile de kanelbullars, ces voluptueuses brioches à la cannelle qu’Edmond avalait l’une après l’autre tant qu’il n’avait pas atteint la satiété qui, chez lui, se trouvait far far away.
Et tandis que l’ogre des neiges engrangeait les calories à coup de cuillères débordantes de nourriture, Iphigénie se contentait d’en grignoter une petite partie en le regardant avec admiration tout en se demandant comment il pouvait assimiler tout ça sans se rendre malade.
– Alors, mon doux dodu, comment s’est passée ta journée ? (demanda Iphigénie tandis qu’ils savouraient pour achever leur repas un petit verre d’hydromel, cette délicieuse boisson d’eau et de miel fermenté que les vikings appelaient le nectar des dieux)
– Comment ça, dodu ? (gronda Edmond en fronçant les sourcils)
– C’est juste un petit mot affectueux, mon ami, tu es mon viking préféré et le livreur de cadeaux de mes rêves (répondit Iphigénie, surprise par l’interjection de son bonhomme de compagnon) L’essayage s’est bien déroulé, comme d’habitude ?
– Eh bien, justement : non ! Ces petits avortons des vestiaires n’ont pas fait correctement leur boulot et ma tenue a rétréci au lavage ! (Le visage d’Edmond prit deux tons de rouge) Et encore plus fort : Skyrgámur a eu l’audace d’expliquer que, si je ne pouvait plus enfiler mon pantalon, c’est parce que j’avais grossi ! Tu y es crois, toi ?
Sa compagne ouvrit de grands yeux, mais sans rien dire. Connaissant le coup de fourchette du bonhomme et, en considérant avec recul et objectivité l’évolution de sa silhouette au cours de l’année écoulée, la remarque du lutin ne lui paraissait pas de prime abord totalement scandaleuse Mais avec Edmond, elle avait depuis longtemps compris (une douzaine de siècles, au moins) que, lorsqu’il avait une idée dans la tête, il ne servait à rien de s’épuiser à le convaincre du contraire, l’homme était assez intelligent pour se faire lui-même une raison avec le temps.
– D’ailleurs, je voulais te demander, ma Douce : tu ne crois pas que je devrais proposer à ce vieux Skyrgámur de changer de responsabilités ? Le problème avec ces collaborateurs qui font le même boulot depuis la nuit des temps, c’est qu’ils tombent au fil des siècles dans une routine qui leur fait perdre toute sentiment d’urgence et ils finissent par devenir mauvais. (Dubitatif, il se gratta la barbe) Je pourrais lui proposer de diriger l’atelier des voitures autonomes et des drones télécommandées, il parait que c’est un secteur qui a de l’avenir, les commandes sont en très forte hausse…
Il fallut cinq bonnes minutes à Iphigénie pour convaincre Edmond de conserver le lutin maître tailleur à sa place actuelle et d’attendre la fin des fêtes pour décider du sort du pauvre garçon; mais, à la fin de la conversation, elle avait d’ores et déjà pris une décision : elle supprimerait dès le lendemain matin le bacon grillé du buffet du petit déjeuner.
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Le soleil se levait à peine sur la plaine noyée par la poudreuse tombée durant la nuit lorsque Edmond Noël débarqua dans l’atelier de couture, faisant sursauter son maître tailleur qui était en train de coudre une finition sur l’énorme manteau rouge qui, tout autour du globe, servait de signe emblématique à son patron.
– Alors, mon ami, tout est rentré dans l’ordre ? Pas trop difficile ?
– Oh non ! Un vrai plaisir ! (s’enthousiasma avec difficulté Skyrgámur, qui n’avait pas dormi de la nuit pour entièrement reprendre les éléments du costume d’Edmond avec l’aide d’une équipe de petites mains) Voilà, patron : comme neuf ! (ajouta le maître tailleur après avoir serré le dernier nœud sur une couture de la doublure) Vous voulez l’essayer maintenant ?
– Oh non, je crois que je vais attendre le 31 décembre… (répondit Edmond en affichant un air songeur devant son collaborateur qui le regarda, affolé, car il n’y comprenait plus rien) Ho ! Ho ! Ho ! (éclata-t-il de rire à gorge déployée, sans pouvoir se retenir plus de quelques secondes. Il était, en vérité, d’excellente humeur depuis qu’il s’était levé après une nuit de sommeil peuplée de rêves où il défilait, jeune et mince mannequin, sur un podium au milieu de ses fans admiratifs) Tu verrais ta tête, mon petit, il y a de quoi se gausser. Allez, donne-moi cette tenue, bien entendu que je vais l’essayer sans tarder. (Il fronça les sourcils, aussi épais que les buissons d’épineux qui couvrait la toundra autour des hangars) Et tu as intérêt à ce que cela m’aille comme un costume de mariage, si tu ne veux pas te retrouver à l’atelier des drones télécommandés (ajouta le bonhomme, qui n’avait pas encore complètement abandonné son idée de la veille au soir, oubliant qu’il avait de tout temps fait un pitoyable D.R.H.).
Heureusement pour le maître tailleur, le costume, qui avait bénéficié d’une rallonge de tissu extrêmement conséquente, tombait désormais parfaitement sur les formes rebondies du maitre de séant. Même la ceinture, à qui le responsable de l’atelier cuir, avait ajouté trois encoches, s’ajusta exactement à sa panse, à sa plus grande satisfaction. Edmond se regarda – ou plutôt se pavana – devant le grand miroir de l’atelier, se tournant et se retournant pour s’admirer de pied en cap.
– Bravo mon ami ! Tu vois, ce n’était pas bien compliqué. Attention tout de même à retenir la leçon, pour le prochain nettoyage de fin d’année : pas trop chaude, la lessive ! Bon, il ne me reste plus qu’à mettre mes bottes et mon bonnet, et on enchaine !
Pendant qu’Edmond achevait d’enfiler son équipement, les « garagistes » avaient, comme le prévoyait le planning, amené le traineau entièrement révisé dans « L’arène des neiges » où l’équipage de rennes était fin prête. Nourris, lavés, bichonnés, Tornade, Danseur, Fringant, Furie, Comète, Cupidon, Eclair et Tonnerre, sans oublier bien entendu Rudolph avec sa truffe rouge, furent attachés, piaffant d’impatience, au traineau dans la configuration habituelle des nuits de Noël.
Un premier test « à vide » fut alors mené par Gáttaþefur (Renifleporte) dont la charge consistait, tout au long de l’année, à maintenir les rennes au sommet de leur forme. Il grimpa à l’avant de l’habitacle ouvert, puis il s’empara des rênes et les agita pour donner le signal du départ à son équipage. Immédiatement, les rennes tirèrent vigoureusement vers l’avant, dans un mouvement coordonné, et le traineau entama sa progression sur le sol du hangar muni d’un revêtement glissant synthétique.
Parvenu au bout du bâtiment ouvert sur l’extérieur, les patins du traineau se mirent à glisser sur la neige de la plaine puis, sur un geste précis de Gáttaþefur, les animaux donnèrent un grand coup de rein vers le haut et ils s’élevèrent immédiatement dans le ciel glacé de Laponie suivant une trajectoire avec un angle parfait de 45 °, hissant derrière eux le traineau qui s’envola sans à-coup. Du travail de professionnel.
Pendant les dix minutes qui suivirent, l’équipage entama dans l’azur une succession de mouvements variés sous les ordres experts du conducteur : virages à droite et à gauche, accélération vers le haut, décrochage vers le bas, petits crochets d’évitement puis, pour terminer, un looping audacieux qui permit de ramener la trajectoire du traineau en direction de l’entrée de L’arène des neiges où, équipé de pied en cap, le père Noël observait avec une satisfaction évidente les différents exercices, les bras croisés reposant sur son abdomen.
– Eh bien, voilà un bien bel équipage ! Comment allez-vous, mes agneaux ? (rigola Edmond en faisant le tour du traineau pour passer sa main gantée sur l’échine de ses fidèles compagnons de travail) Tout à l’air OK, si je ne m’abuse ?
– Tutto perfecto ! (répondit Gáttaþefur, qui se targuait de parler un italien courant depuis un voyage à Florence effectué au cours de l’été 1843 dans le cadre d’une activité du Comité d’entreprise)
– Bene, bene ! (répondit Edmond avec un sens de la répartie qui réjouit immédiatement toute l’équipe de lutins, un brin inquiète depuis l’incident de la veille) Dans ce cas-là, je propose de réaliser un vol d’entrainement en conditions réelles. Vous chargez le traineau, les enfants ?
– On s’en occupe, boss, c’est une question de minutes ! (s’enthousiasma Stekkjarstaur – Harcèlemouton – qui était responsable de l’approvisionnement)
Dès lors, une longue file s’organisa entre l’entrepôt de stockage des cadeaux et le traineau, les sacs de cadeaux chargés à bloc étant progressivement passés de mains en mains par les lutins placés dans la file, les derniers manutentionnaires chargeant péniblement les sacs dans le vaste compartiment qui occupait l’essentiel de l’arrière du traineau.
Comme le prévoyait la procédure, ce furent douze sacs magiques qui furent ainsi hissés, puis sanglés avec minutie dans le véhicule révisé. On peut rappeler à cette occasion que chaque sac, grâce à ses propriétés exceptionnelles, contenait une quantité formidable de cadeaux, de quoi alimenter tous les foyers d’un quartier de Londres ou d’une tour géante de Dubaï, sans que ledit sac ne dépasse, à la pesée, plus de quelques dizaines livres.
Le chargement terminé, ce fut au tour du père Noël de grimper à l’avant du traineau, qui frémit tout de suite sous l’impulsion des rennes qui vibraient d’impatience en sentant leur maître si proche pour la première fois depuis des mois. Edmond s’empara des rênes et tira dessus un grand coup pour donner le signal du départ. Immédiatement, le convoi s’ébranla pour entamer une longue glissade le long de la piste d’envol.
Toute l’équipe des lutins s’était dispersée sur la plaine pour contempler à leur aise l’opération, particulièrement spectaculaire pour un observateur extérieur. Mais la foule de petits curieux voyait au fil des secondes le traineau s’éloigner vers la forêt, à l’horizon, sans que, pour autant, il ait entamé son ascension dans les cieux.
Au bout d’un long, très long moment, ils virent le traineau, parvenu à proximité des arbres, amorcer un large demi-tour puis revenir vers eux, toujours en glissant sur la neige. Au fur et à mesure que l’ensemble s’approchait, les spectateurs virent plus précisément ce qui se passait : d’un côté, le big boss, debout à l’avant du traineau, s’escrimait derrière les rennes en secouant comme un fou furieux les liens en cuir qui les rattachaient au véhicule, tandis que de l’autre les pauvres animaux, menés par le nez rouge de Rudolph, galopaient comme des dératés sur la neige en produisant, toutes les quelques secondes, des petits sauts vers l’azur qui les ramenaient presque tout de suite inexorablement vers le sol.
En désespoir de cause, Edmond tira très fort sur les commandes en cuir pour stopper le traineau. Il s’arrêta en catastrophe, alors qui n’était plus qu’à quelques mètres des lutins et des bâtiments. Edmond, complètement essoufflé, était rouge vif, et ce n’était visiblement pas le vent glacé qui provoquait cette coloration.
– Stekkjarstaur ! Mais qu’est-ce que c’est que ce travail ? Ta mémoire te joue des tours ? Tu ne sais plus charger un traineau, à ton âge ? (Edmond rejeta les rênes sur le dos des pauvres animaux qui se regardaient, interloqués, et descendit du véhicule avant de s’approcher du responsable de l’approvisionnement, qui voyait sa dernière heure professionnelle arriver) Tu vois bien que tu l’as trop chargée, c’te affaire ! Les pauvres bêtes sont incapables de décoller, du coup si on force sur la combustion on va finir comme un vulgaire Boeing 737 Max ! Allez hop : tu décharges et tu me recharges proprement ce bourrin, et que ça saute ! Pendant ce temps-là, je vais faire une pause-café, il fait un froid à ne pas mettre un père Noël dehors, nom d’un lapon givré !
*
Stekkjarstaur, en présence de Gáttaþefur et Skyrgámur, procéda donc avec son équipe au déchargement de la cargaison. Tous trois comptèrent ensemble les sacs magiques : il y en avait douze, pas un de plus, pas un de moins, comme depuis toujours. Ils s’entreregardèrent avec perplexité pendant quelques secondes mais Skyrgámur, qui, depuis l’incident de la veille, avait eu le temps de prendre la mesure du problème, finit par chuchoter en direction de ses acolytes :
– Ecoute-moi bien, Stekkjarstaur : tu recharges le traineau, mais tu ne mets que onze sacs. Et le douzième, tu le planques dans le hangar.
– Mais… ce n’est pas la procédure ?!
– T’inquiète, collègue. Fais-moi confiance, je t’expliquerai plus tard.
– D’accord, mais tu es bien conscient du fait que si on charge à 11 au lieu de 12, cela diminue la charge utile de 8.33 % (et encore, je t’épargne les millièmes). Il faudra donc dans la nuit du 24 au 25 réaliser d’autant plus d’allers-et-retours pour distribuer tout le stock. Et comme la nuit n’est pas extensible, sauf démonstration contraire, cela ne va pas le faire, la tournée ne sera pas terminée au lever du jour et on va recevoir des millions de lettres de réclamation et le patron va être furieux et c’est pas moi qui vais gérer ça car bon, j’suis un lutin sympa, mais il y a des limites, alors…
– Stop ! (hurla son collègue pour stopper le déluge verbal) Ne t’inquiète pas, mon ami : je prends sur moi cette responsabilité, et je vais trouver une solution. Promis.
*
Lorsque Edmond revint de sa pause-café, il passa en revue la troupe de lutins qui s’étaient mis par réflexe en ligne et au garde à vous : la situation était grave, la dernière fois que le patron à la barbe blanche s’était retrouvé contrarié de la sorte (une obscure histoire de tirage au sort pour choisir le nouveau logo de l’entreprise, deux ou trois siècles plus tôt), l’ensemble du personnel s’était retrouvé privé de son dessert préféré – des gaufres dorées au miel de houblon et parfumées au pineau des Charentes – pendant une semaine entière, créant un profond traumatisme dans la communauté lutinesque, traumatisme qui était profondément gravé dans la mémoire collective, au point que, depuis cette époque lointaine, il ne fallait plus parler devant eux d’une modification de la charte graphique… Bref : ça tremblait dur dans les rangs.
Heureusement, lorsque le père Noël se retrouva à nouveau au commande du traineau, ce fut pour s’élancer gaillardement sur la piste enneigée, comme au bon vieux temps des glorieuses années passées. Les porteurs de bonnet pointu virent avec soulagement la brigade de rennes s’élever rapidement dans le ciel, entrainant derrière eux le traineau lourdement chargé. Pour l’instant, la crise était passée, mais cela ne réglait pas le problème de fond. C’est pour cette raison que Skyrgámur n’attendit pas plus de quelques secondes, une fois le traineau disparu à l’horizon, pour se précipiter chez Iphigénie (que tout le monde appelait la patronne, ce qui lui allait particulièrement bien).
Il trouva la compagne d’Edmond (je dis bien : compagne, car aucune officialisation de leur union n’était jamais survenu, la belle de Noël ayant toujours voulu garder son indépendance « au cas où » malgré les demandes répétées de son cher et tendre qui adorait les fêtes, quel qu’en soit le motif) dans sa cuisine, en train de préparer un dîner un peu plus léger que les soirs précédents.
Iphigénie était perturbée, car le petit déjeuner avait failli mal se passer : une fois installé à sa table de la salle à manger, Edmond n’avait pas mis plus de quelques instants pour repérer l’absence de beacon grillé parmi les plats préparés par la cuisinière. Comme elle s’était dégonflée pour donner la raison réelle de cette absence, elle avait dû passer pour une écervelée en expliquant qu’elle avait totalement oublié de se réapprovisionner. Heureusement, Big Beard, comme l’appelait ses fans anglosaxons s’était, comme vous le savez, réveillé de bonne humeur et l’incident fut rapidement clôt.
En voyant la tête de Skyrgámur, Iphigénie compris tout de suite que la situation était grave. Elle l’invita à s’asseoir et, en offrant un thé Earl Grey, à lui déballer tout ce qu’il avait sur le cœur. A l’écoute du récit détaillé des deux incidents, elle fronça les sourcils : en rapprochant ces histoires du comportement d’Edmond la veille au soir, il était clair qu’il y avait le feu à la maison Noël.
Premier point : son compagnon avait pris beaucoup de poids au cours de l’année écoulée.
Second point : il était dans le déni le plus total.
Conclusion : sans régler ensemble ses deux points – ni le premier, ni le second : les deux, obligatoirement ! -, c’était toute la mission de l’entreprise Noël qui risquait d’être compromise, au grand dam de la planète toute entière.
– Tu as bien fait de venir me voir, Skyrgámur, j’apprécie ta clairvoyance et je te remercie de ta confiance (finit par déclarer Iphigénie d’une voix douce avec un joli sourire qu’elle réservait aux grandes occasions). Laisse-moi quelques heures pour réfléchir : la situation est délicate, mais je vais certainement trouver une solution pour lui ouvrir les yeux.
Le maître tailleur reparti donc dans ses ateliers un peu rasséréné, mais un doute subsistait dans son esprit : le big boss était adorable, sans aucun doute, c’est ce qu’il aurait déclaré sous la torture, mais c’était aussi l’homme le plus têtu que le lutin ait fréquenté au cours de sa longue existence (à la décharge d’Edmond, il faut dire que les lutins étaient eux-mêmes de sacrés têtes de cochon et personne n’aurait pu mieux diriger cette bande de vieux bonnets pointus à longue barbe). Comment la patronne allait-elle le convaincre d’ouvrir les yeux ?
De son côté, Iphigénie se remuait les méninges tout en préparant un dîner en trois plats – et non plus cinq – mais, comme elle partageait l’analyse des lutins sur le caractère pour le moins obstiné de son cher et tendre, la solution se faisait attendre dans son esprit.
*
Une heure plus tard, elle crut le problème réglé presque par miracle quand Edmond entra en trombe dans la cuisine en claquant la porte derrière lui. Il était dans une rage totale : furieux, exaspéré, furibond, un véritable fauve, encore vêtu de sa tenue de tournée, il posa les fesses sur un coin de la table et se confia avec la voix tremblante :
–– Le monde entier se ligue contre moi ! Après avoir réglé hier soir le rétrécissement de mes vêtements, j’ai commencé la journée en affrontant avec brio un mauvais chargement du traineau par Stekkjarstaur. Figures-toi que cet idiot avait embarqué trop de sacs, au point que les rennes n’arrivaient pas à faire décoller le traineau ! Et une fois ce nouveau problème réglé, je me trouve tout à l’heure dans une situation si ridicule que mes fidèles lutins, que j’adore comme mes propres enfants, se sont foutu de ma gueule. Tu entends : foutu de ma gueule !
Edmond avait des tremblements dans la voix et Iphigénie s’aperçut alors qu’il avait les yeux qui brillaient : son bonhomme de Noël état au bord des larmes.
– Raconte-moi tout, mon doudou… (murmura-t-elle en évitant d’utiliser le petit surnom de « doux dodu » qui semblait en l’espèce peu adapté à la situation psychologique de son compagnon)
Avec difficulté, ce dernier déballa ce qu’il avait sur le cœur. Après les essais en vol du traineau, tous réussis une fois le problème du chargement réglé, il était convenu, pour terminer la journée, de réaliser une salve de tests en simulation de déchargement. A quelques encablures du hangar à traineaux, les lutins avaient construit, de nombreuses années plus tôt, un décor d’entrainement permettant à Edmond de s’entrainer lors du dépôt des cadeaux chez l’habitant.
Sur plus de cinq cents mètres carrés, s’alignaient une série de toits de maisons et d’immeubles, munis d’ouvertures d’accès divers : cheminées de différentes formes, balcons, fenêtres, vérandas. A côté, des décors figurant tous types d’intérieurs de logement étaient également reconstitués, avec toutes sortes d’âtres, de sapins, de mobiliers, certains décors étant de surcroit « piégés » à coup d’animaux domestiques : oiseaux, chats et -épreuve suprême – chiens de différentes tailles, plus ou moins agressifs. Au fil des jours à venir, Edmond serait amené à atterrir sur les toits, pénétrer dans les habitations, déposer les cadeaux, puis quitter les lieux pour redécoller, tout ça sans bruits, sans casse et – plus difficile – sans la moindre trace.
Et là, dès la première simulation : la catastrophe ! Guidé avec précision par Edmond, les rennes avaient posé le traineau sur un grand toit légèrement en pente, stoppant l’engin en quelques mètres avec un élégant léger dérapage final. Le conducteur était alors descendu du véhicule, s’était penché pour attraper de ses bras vigoureux le premier sac magique rempli de cadeaux et l’avait transporté jusqu’à la cheminée, plantée sur un côté du toit. Il avait, comme d’habitude, noué une solide corde autour du sac puis, après avoir vérifié qu’aucun feu ne brûlait dans la cheminée (c’était un piège classique de début de saison de la part des lutins chargés de préparer les exercices), il avait descendu lentement le sac le long du conduit.
Une fois le sac déposé dans l’âtre, Edmond s’était hissé au sommet de la cheminée, de type standard Mansard 1867 – et s’était engouffré dans le conduit, les pieds en avant et les bras bien relevés au-dessus de la tête pour se laisser glisser. Ce qu’il avait fait ; sur deux mètres ; puis sa descente avait été stoppée inopinément. Après s’être secoué, agité, avoir frétillé des fesses, du ventre et des épaules, Edmond dû bien admettre l’impensable : il était coincé. Grave. Gravement coincé. Au bout de cinq minutes d’efforts désespérés, il avait dû ravaler sa fierté et appeler à l’aide, en espérant que l’équipe de secours était bien là-haut, juste au-dessus de sa tête.
– Patron ? Y-a un problème ? (demanda le chef d’équipe, la tête dans l’entrée du conduit)
– Eh bien oui, il y a un problème ! (hurla Edmond vers le haut, faisant voler la suie autour de sa tête, ce qui n’arrangea rien au ridicule de la situation puisqu’il se mit à éternuer comme un malade, entrainant un nouvel orage de particules qui, à leur tour, le poussèrent vers d’âpres et douloureux éternuements. Lorsqu’il parvint à récupérer son souffle, il hurla à nouveau) Sortez-moi de là, nom d’un p’tit bonhomme !
Quelques secondes plus tard, une pince mécanique manipulée avec dextérité par un lutin juché sur une petite grue mobile s’introduisait dans le conduit et saisissait avec une douceur extrême les mains d’Edmond, qui fut ensuite tiré vers le haut. Une traction difficile et douloureuse, car le big boss était bel et bien sérieusement coincé au niveau de la taille.
Des larmes au coin des yeux, Edmond raconta enfin à Iphigénie comme il s’était retrouvé, les bras en l’air et les pieds battants interminablement au-dessus du toit, tandis que des dizaines et des dizaines de lutins regardaient, aussi ébahis qu’hilares, n’en croyant pas leurs yeux, leur patron, leur idole, leur modèle, se faire déposer comme un vulgaire sac de pomme de terre sur les tuiles de la toiture..
Lorsque son doudou eut achevé son récit, Iphigénie le prit dans ses bras et le pressa contre sa généreuse poitrine tout en murmurant à son oreille :
– Tu vois, Edmond, si tu avais encore le moindre doute : ton tour de taille a bien pris quelques vacances, et il va bien falloir y remédier rapidement si tu veux assurer ton service le 24 décembre.
– Pardon ? Que dis-tu ? (gronda Edmond en sortant brusquement sa tête du giron de sa compagne. Il la regardait maintenant en s’écartant, les yeux écarquillés) Tu penses vraiment ce que tu dis, alors que tu devrais être en train de te demander quel membre de l’équipe chargée des décors d’entrainement a commis cette boude invraisemblable dans les mesures lors de la construction de ce conduit de cheminée ? (Il écarta les mains, paumes en avant, comme pour la prendre à témoin) Et si ça se trouve, tout ceci est prémédité ! (Il hocha la tête avec véhémence, convaincu par son propre délire) Une cabale montée contre moi pour me déconsidérer ! (Il compta sur ses doigts) Un : un costume trop petit. Deux : un traineau trop chargé. Trois : une cheminée trop étroite ! Pas de doute : c’est un complot, mais je ne vais pas me laisser faire, je vais mener mon enquête et identifier la bande de petits malins, ces fourbes qui cherchent à prendre ma place !
A l’écoute de ce délire, Iphigénie commença, incrédule, par dévisager Edmond, tandis qu’il éructait dans sa barbe. Puis son visage de décomposa, son regard se durci, ses sourcils s’abaisserent sur ses jolis yeux bleu glacier. Et lorsque son compagnon s’arrêta quelques secondes pour reprendre sa respiration, elle sauta sur ses pieds et lui balança tout ce qu’elle avait sur le cœur :
– C’est fini, mon gros doudou ? C’est fini ce délire ? Oui ? Alors tu vas fermer ta grande bouche poilue quelques instants et tu vas m’écouter. Cela fait des siècles que je supporte ton caractère de cochon sans rien dire, parce que je t’aime, que tu es ce qui m’est de plus cher au monde, mais là, trop c’est trop ! Il n’y a pas de cabale, pas de complot, tout cela arrive simplement parce que j’ai commis l’erreur de t’engraisser toute l’année au-delà des limites permises par les techniques de gavage des oies dans le sud-ouest de la France. Et que j’ai commis aussi l’erreur de ne rien voir, pas plus que tu n’as rien vu, tes pantalons qui débordaient, tes pulls que j’ai dû reprendre à l’automne pour que tu rentres encore dedans ! Mais aujourd’hui, te voilà face à tes responsabilités : tu as une mission à accomplir dans exactement 39 jours et 39 nuits. Ta mission : livrer ces foutus paquets au pied de ces foutus sapins, pour rendre tous ces foutus bambins heureux, comme chaque année. Et si tu ne fais rien pendant ces 39 jours, tu n’arriveras à rien, et les enfants du monde entier se diront que, décidément, ce foutu père Noël ne doit pas vraiment exister, que cela doit être encore une de ces foutues fake news qu’ils peuvent lire sur les réseaux sociaux.
Iphigénie reprit son souffle devant Edmond, muet, estomaqué par cette révolte soudaine, puis elle termina son discours, un index vengeur tendu en direction de sa barbe pour marquer, si c’était nécessaire, un peu plus sa détermination.
– Maintenant, tu vas m’écouter, tu vas m’obéir, pour une fois. Tu as 39 jours pour retrouver ton poids de forme, alors on s’y met dès aujourd’hui. Exercices physiques matin, midi et soir. Training, footing, cyclorameur, vélo elliptique, les petits vont t’installer une salle de sport d’ici demain. Et puis, dorénavant, c’est régime, matin, midi et soir. Finis les œufs, le beurre, le lait, les confitures les sucreries et la charcuterie, on fait aussi une croix sur le saumon, les crevettes, la crème épaisse le cabillauds les côtes d’agneau fumées et le fromage . Et je ne parle même pas de la pile de délicieux kanelbullars que tu t’enfiles à la file tous les soirs de la vie ! Tous ces petits plaisirs gastronomiques, tu vas t’en passer jusqu’à la fin de l’année, et moi aussi, ça ne pourra pas me faire du mal, il est temps que je passe sur la balance pour voir où j’en suis de mon côté. Maintenant, c’est carotte raté, eau pétillante, salade verte, haricots verts, fruits et tout ce que tu peux imaginer qui te donne habituellement des cauchemars ! Entendies, me amor ?!!!
Face à ce déluge verbal, proféré avec une conviction et une détermination totales, Edmond Noël, le roi de la livraison à domicile, se retrouva, pour la première fois de sa vie, légèrement ébranlé. Il n’avait pas l’intention de remettre en question l’équilibre de son couple en contestant ce qui, tout au fond de lui-même, là où sommeillait encore le petit garçon naïf, bon et honnête qu’il avait été un jour, il y a si longtemps, contenait peut -être, éventuellement, une toute petite part de vérité. Alors, dans un dernier sursaut, comme un dernier assaut désespéré d’une armée face à un ennemi largement supérieur en nombre sur un champs de bataille, il émit juste une dernière question, une minuscule lueur d’espoir dans la voix :
–– Lo entiendo alma mia. Mais alors, si j’ai bien saisi la teneur de ton message… pour le foie gras… ça va pas être possible non plus …?
–– Non, ça va pas être possible. Cette année, c’est définitivement un Noël sans foie gras.
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